Ensor, Magritte, Alechinsky, chefs-d’œuvre du Musée d'Ixelles

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chefs-d’œuvre du musée d’Ixelles

Ensor, MagrittE, alEchinsky… chefs-d’œuvre du musée d’Ixelles – Bruxelles

Ensor, MagrittE, alEchinsky…

L’exposition qui se tient du 28 septembre 2019 au 23 février 2020 au Musée de Lodève et le catalogue qui l’accompagne invitent à un cheminement sensible sur les sentiers de l’art belge à travers une sélection de quatre-vingt-dix chefs-d’œuvre des collections du Musée d’Ixelles-Bruxelles. Ce panorama offre un éclairage sur les principaux courants développés en Belgique de la fin du xixe siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et illustre la densité, la richesse et la singularité de cette épopée artistique.

ISBN 978-2-86266-777-5

32 €

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Oscillant entre des influences internationales et des caractéristiques spécifiquement locales, entre un profond attachement à l’égard du réel et une propension féconde à l’imaginaire, l’art belge se révèle telle une ode à la modernité, à la liberté et au non-conformisme.

Ensor, MagrittE, alEchinsky… chefs-d’œuvre du musée d’Ixelles

ÉDitions loUBatiÈrEs


claire Leblanc l’art belge, de l’impressionnisme au surréalisme Sur les sentiers de l’art libre

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1. Camille Lemonnier, L’École belge de peinture 1830-1905, Bruxelles, Labor, 1991, p. 112. L’édition originale de l’essai de Lemonnier était parue aux éditions Librairie nationale d’art et d’histoire, G. Van Oest & Cie, Bruxelles, 1906. 2. Ibid.

Construire la Nation Créée en 1830 de l’émancipation de la domination des Pays-Bas, la Belgique est essentiellement — au cours de ses trois premières décennies d’existence — le terreau fertile d’un art alimentant la construction et la légitimation d’une identité nationale. Deux principaux courants dominent alors la scène artistique : le romantisme, d’une part, mettant en scène des héros locaux et des épisodes fastes du passé glorifiant et légitimant la très jeune nation (Gustave Wappers, Louis Gallait), tant auprès des Belges que des grandes nations avoisinantes ; l’historicisme, d’autre part, s’inspirant et réhabilitant largement les styles locaux les plus épanouis des siècles précédents tels le gothique et la Renaissance flamande (Henri Leys, Henri de Braekeleer). Dans ces deux registres, l’ambition de construction identitaire est le dénominateur commun. Celle-ci s’accompagne alors, concomitamment, de la mise en place des organes et outils officiels structurant la vie artistique à l’échelle nationale. Ainsi, les salons triennaux — salons officiels établis depuis 1813 et organisés en alternance à Bruxelles, Anvers et Gand — seront consolidés sur le modèle français pour assumer le rôle de principale vitrine de l’art belge. Dans ce contexte, les expressions artistiques du jeune pays sont, à l’image des principaux foyers artistiques européens, essentiellement marquées par l’académisme : un art d’idées et de concepts moraux soumis à des principes esthétiques codifiés. Le mimétisme domine alors largement la pratique artistique : facture picturale lisse et précise, maîtrise de l’anatomie, travail méticuleux en atelier, imitation des anciens, en sont les principaux axes. De cette période de fondation se déployant durant la première moitié du xixe siècle, le Musée d’Ixelles ne possède que quelques rares éléments secondaires à son inventaire. En effet, créé en 1892, le noyau dur originel de ses collections était constitué principalement d’œuvres reflétant l’activité artistique foison-

nante de la fin de siècle. Certes, au gré de dons et de legs, des œuvres produites antérieurement, et même des œuvres plus anciennes (xvie, xviie, xviiie siècles) sont venues ponctuellement enrichir le fonds. Celles-ci ne permettent cependant pas d’écrire une histoire de l’art cohérente sur une telle durée. Grâce à une politique d’acquisition continue depuis 130 ans, c’est essentiellement un panorama de l’art belge à partir des années 1870-1880 jusqu’à nos jours qui fait la force et la cohérence des collections du Musée d’Ixelles. Une histoire de l’art belge – n’excluant pas l’arrivée de quelques heureux « accidents » étrangers : Picasso, Miro, Toulouse-Lautrec – de près d’un siècle et demi reflétant une quête frénétique : celle d’un art libre, d’un art nouveau et moderne. Le tournant réaliste L’année 1851 constitue un moment charnière dans l’évolution artistique en Belgique. Gustave Courbet expose alors ses Casseurs de pierre au Salon de Bruxelles de 1851, œuvre monumentale illustrant une scène paysanne de labeur qui ébranle largement le public et la critique. La tradition de la « grande peinture » est rompue : les héros sont des figures communes et contemporaines, la scène est quelconque. Loin des mises en scène sophistiquées de glorieux héros du passé, c’est ici la vie simple et vraie qui est mise en lumière avec éclat. Cette franchise iconographique se traduit aussi par le choix d’une facture picturale brute et directe assumant les empâtements de la matière ainsi qu’un traitement par touches qui divulgue l’amorce d’une gestuelle libre. S’il bouscule la critique et le public, Courbet bénéficie cependant en Belgique d’un accueil bienveillant, son art faisant écho à la tradition picturale ancestrale locale qui témoigne d’une nette prédilection pour le réel, pour « la vérité concrète et supérieure qui est le style des êtres et des choses 1 » et pour une certaine « jouissance à exprimer la matière dans sa santé et dans sa graisse 2 ». Courbet expose

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alors régulièrement en Belgique et ouvre la voie à l’ère de la modernité 3. Camille Lemonnier – écrivain naturaliste, critique d’art prolifique, ardent défenseur d’une identité culturelle belge – ne manque pas de saisir l’impact décisif de Courbet en Belgique, estimant avec pertinence que sous son influence « c’est une ère de peinture qui s’annonce 4 ». Le paysagisme, souffle de liberté L’avènement du réalisme libère les pratiques artistiques tant au niveau des choix de sujets que des expérimentations esthétiques. « L’ici et maintenant » deviennent les points d’appui de toute une génération avide de renouveau et de liberté. La vie moderne — rurale ou urbaine — et les paysages locaux trouvent désormais les faveurs des jeunes artistes. Dans ce contexte, la florissante vague paysagiste des années 1860-1880 offre au jeune pays l’accès à un art libre et novateur. Réfutant fermement le paysage pittoresque, narratif et anecdotique, les jeunes paysagistes développent et portent ces tendances nouvelles à un degré de maturité remarquable. L’influence des maîtres anglais tels John Constable et William Turner — dont les ciels délicats ou les marines subtiles font preuve d’innovation et de prouesses techniques dans le traitement des transparences et des luminosités —, puis de l’École de Barbizon (Jean-François Millet, Camille Corot, François Daubigny, Théodore Rousseau) largement représentée aux salons belges, les enthousiasment et les inspirent. À leur contact, la jeune création s’initie aux joies inédites d’une gestuelle libre, de nouvelles textures matiéristes mettant en valeur la factualité de la peinture au gré d’empâtements et de jeux de couleurs et de lumières insolites. La filiation s’illustre d’ailleurs jusque dans le nom adopté par le groupe belge qui, dès 1868, se présentera comme « l’École de Tervueren » — bourgade champêtre et boisée de la périphérie bruxelloise — faisant écho au groupe français. Aux côtés de Camille Van Camp, Joseph

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Coosemans, Alphonse Asselbergs, c’est Hippolyte Boulenger qui devient la figure de proue du mouvement. Sa vitalité, sa fougue et sa liberté d’expression exceptionnelles ainsi qu’un sens aigu de la couleur et de la lumière l’érigent très tôt en précurseur de l’impressionnisme belge et même de la modernité en Belgique. Dans le sillage de Boulenger et de ses comparses, c’est toute une génération d’artistes (Vogels, Verheyden, Artan) qui s’adonne aux recherches de lumières, de couleurs et de jeux de pinceaux inédits. Le paysagisme éveille le jeune pays à la sensibilité de l’œil, à l’expression individuelle et à la liberté d’expérimentations plastiques. Mais il contribue aussi, indirectement, à la construction identitaire en s’appropriant et valorisant les richesses du territoire national et en révélant une prédilection pour une facture proprement belge, faite de la propension aux empâtements riches et généreux tout en respectant le réel qui ne se dissout pas sous l’effet des jeux du pinceau ou de la densité des colorations. Pour leur part, les Français de Barbizon se distinguent par une exécution plus fluide, plus claire, évanescente et immatérielle. Un vivier artistique engagé Cet élan imprégné d’audace et de liberté se déploiera trente années durant, jusqu’au seuil de la Première Guerre mondiale, au sein de nombreux groupements d’artistes indépendants qui permettront de structurer les expérimentations modernistes au gré de salons et de revues propices aux échanges d’idées nouvelles. La Société libre des beaux-arts en sera la première étape, créée en 1868 par le peintre Camille Van Camp et active jusqu’en 1876, dotée de la revue au titre explicite : L’Art libre. Évoquant cette aventure particulière, Camille Lemonnier synthétise avec éloquence l’ambition principale du groupe : « faire de la peinture saine et forte, sans jus ni recette ; en revenir au sens vrai du tableau, aimé non pour son sujet, mais pour sa matérialité riche, comme une substance

3. Voir : Jean-Philippe Huys, Dominique Maréchal, « Gustave Courbet et la Belgique », coll. Cahiers des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, n° 13, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique – Silvana Editoriale, 2013. 4. Camille Lemonnier, op. cit., p. 88.


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5. Ibid., p. 133-134. 6. Au sujet de l’aventure des XX et de la Libre Esthétique, voir Jane Block, « Les XX et la Libre Esthétique : laboratoires des idées nouvelles » in Mary Anne Stevens, Robert Hoozee (dir.), Du Réalisme au Symbolisme. L’avant-garde belge 1880-1900, Bruges, Fondation Saint-Jean, 1995. Voir également : Madeleine Octave Maus, Trente années de lutte pour l’art 1884-1914, Bruxelles, L’Oiseau Bleu, 1926.

précieuse et comme un organisme vivant ; peindre la nature dans sa réalité, sa franchise et son accent, dans un détachement des maîtrises et des systèmes connus… L’idéal du nouveau groupe s’était, dès le principe, défini nettement naturiste, individualiste et coloriste. Il fut, par excellence, paysagiste et portraitiste. Il rechercha le beau métier matériel et gras, les accents chauds, les pâtes généreuses : il y eut un vent d’ivresse dans son entraînement général vers la vie. La plupart des jeunes peintres se grisaient de la couleur, à travers un rappel de Jordaens, de Couture et de Courbet. […] Dans le paysage, surtout, qui pendant longtemps prima les autres genres, les individualités étaient nombreuses et puissantes 5 ». À la suite de la Société libre, se succéderont de multiples sociétés artistiques novatrices, dont deux groupements particulièrement dynamiques qui cristalliseront, en leur sein, les multiples tendances artistiques avant-gardistes de la fin de siècle pour écrire l’une des plus belles pages de l’histoire de l’art belge : le cercle des XX — regroupant à l’origine vingt artistes modernistes —, actif de 1883 à 1893 puis, en filiation directe, le cercle de La Libre Esthétique, actif de 1893 à 1914 6. Animé avec un engagement particulièrement zélé par deux intellectuels, amateurs éclairés et grands collectionneurs — Octave Maus et Edmond Picard —, leur programme se déploie en trois axes principaux : l’interdisciplinarité (tous les arts servent l’objectif moderniste sans hiérarchie) ; la promotion d’une libre esthétique ; le développement de la mission sociale de l’art au cœur de la société. Les salons des XX, puis ceux de la Libre Esthétique, ainsi que les colonnes de leur revue L’Art moderne offriront — tout au long de ces trois décennies — un cadre d’une vitalité et d’un bouillonnement intellectuel rares. S’y développeront toutes les expérimentations artistiques modernistes (impressionnisme, néo-impressionnisme, symbolisme, art social, Art nouveau, fauvisme, expressionnismes…), s’y retrouveront et y échangeront toutes les figures

internationales incontournables de l’avant-garde (Lautrec, Van Gogh, Seurat, Matisse, Gauguin…), s’y théoriseront nombre d’idées et préceptes fondateurs de l’art moderne… C’est dans ce cadre riche et varié que la mouvance impressionniste, dans la diversité de ses manifestations, poursuit son cheminement. Impressionnismes Le développement de l’impressionnisme en Belgique s’entremêle naturellement aux expériences réalistes et paysagistes évoquées précédemment. C’est dans leur continuité directe que les impressionnistes ancrent leurs propensions aux modulations de couleurs, de lumières et aux techniques picturales libérées ainsi qu’au libre choix des sujets, sortis des conventions classiques pour préférer une inspiration issue de la réalité et de la vie quotidienne. En 1885, Octave Maus consacre deux articles au sujet de l’impressionnisme, notamment les expériences françaises, dans les pages de L’Art moderne. Il invite également les impressionnistes étrangers à exposer à Bruxelles plusieurs fois : Monet, Renoir, Morisot, Pissarro, mais aussi Sisley ou Whistler… Ces artistes découvrent des atouts à Bruxelles : une plateforme particulièrement intéressante tant pour l’accueil critique d’une grande acuité qui leur est réservé que pour ses débouchés commerciaux non négligeables. Au gré de ces échanges, l’impressionnisme belge prend son essor. Il se manifeste à la fois dans la force et la cohérence des aspirations communes de ses acteurs, tout comme dans la richesse de sa diversité que nourrissent les nombreuses individualités s’adonnant au courant. La volupté et la suavité des couleurs de Guillaume Van Strydonck, les vibrations raffinées de Théo Van Rysselberghe, la touche ferme et vigoureuse de Willy Finch, les brumes vaporeuses ou les textures plantureuses de Guillaume Vogels, manifestent autant d’impressionnismes que d’individualités. La place de James Ensor, dans ce contexte,

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peut faire l’objet d’une mention particulière. Dès les années 1880, son style personnel dévoile une énergie et une exubérance exceptionnelles. Ses coloris flamboyants, sa touche exaltée, ses luminosités intenses et éclatantes font état non seulement de la liberté ardente qui l’anime, mais aussi de sa conception particulière de l’impressionnisme au cœur duquel germe déjà une franche propension à l’expressionnisme. Sincère, radicale et néanmoins sensible, son œuvre est l’une des plus fécondes de la fin de siècle. Néo-impressionnisme et luminisme Captivé par les expériences divisionnistes découvertes à Paris, Octave Maus invite aussi les maîtres du pointillisme — Georges Seurat, Camille Pissarro, Paul Signac — à exposer à Bruxelles dès 1887. Dans le sillage impressionniste quant aux choix des sujets et des recherches relatives à la relation lumière-couleur, les néo-impressionnistes développent cependant leur vision de manière plus scientifique et systématique, s’appuyant sur les théories de Michel-Eugène Chevreul ou d’Odgen Rood 7 dans leur technique picturale : de la juxtaposition méticuleuse de petits points de couleurs complémentaires jaillissent une vibration lumineuse et une clarté inédites. Fascinés par ces nouvelles perspectives offertes à la peinture, les Belges emboîtent le pas : Willy Finch, Henry Van de Velde, Théo Van Rysselberghe, Georges Lemmen sont les premiers à s’adonner au pointillisme. Anna Boch, Georges Morren et Willy Schlobach rallieront le mouvement. Dans ce cadre, signalons la place importante d’Émile Claus opérant une synthèse particulièrement épanouie des leçons impressionnistes et du système néo-impressionniste pour livrer une œuvre atypique et spécifiquement belge qualifiée de « luministe ». Illustrant le haut degré d’épanouissement de l’impressionnisme autochtone, le luminisme constitue l’un des moments forts de l’art belge. Équilibrant ses compositions entre un fractionnement habile

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et varié de la touche et une prédilection pour une palette particulièrement lumineuse et ensoleillée, Claus livre une œuvre puissante aux effets lumineux irradiants et touchants par le traitement sensible de ses sujets bucoliques. Réalisme social et utopie d’un Art nouveau L’aspiration à rééquilibrer les relations entre l’art — dans ses manifestations les plus larges — et la vie réelle est une constante depuis le réalisme. Dans un contexte d’essor industriel fulgurant (la Belgique est, à la fin du xixe siècle, l’une des plus grandes puissances économiques industrielles mondiales aux côtés de la Grande-Bretagne) et, dès lors, de mutations profondes dans l’ensemble de la société (industrialisation massive, essor de la classe ouvrière, modernisation de la vie quotidienne, précarité du prolétariat…), les artistes ne peuvent rester indifférents. À l’instar d’Émile Zola avec Germinal ou de Camille Lemonnier avec Un mâle, Constantin Meunier, Eugène Laermans, Léon Frédéric ou Charles Degroux offrent une vision lucide de la vie ouvrière et rurale de l’époque, témoignant d’ailleurs de leur engagement, tout comme de leur fascination, à l’égard des conditions de travail et de vie de la plèbe. Entre naturalisme — tendant à une description objective du sujet — et idéalisation — visant à sublimer esthétiquement les valeurs de l’effort, du travail et de collectivité —, le réalisme social de la fin de siècle peut être considéré comme l’une des expressions les plus symptomatiques de cette époque, et ce, particulièrement en Belgique. Sur les traces du réalisme social, l’engagement de l’art dans la société se manifestera également de manière plus globale, notamment par un réinvestissement approfondi de l’architecture et des arts décoratifs voués à infiltrer l’art au cœur de la vie quotidienne. Bien que très florissant, cet élan propice au développement d’un Art nouveau (Victor

7. Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, Paris, PitoisLevrault, 1839 ; Odgen Rood, Théorie scientifique des couleurs et leurs applications à l’art et à l’industrie, Paris, G. Baillière – Bibliothèque scientifique internationale, 1881.


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Horta, Henry Van de Velde), imprégné d’ambitions profondément sociales, restera cependant l’expression utopiste chatoyante d’une élite bourgeoise éclairée s’évadant dans un monde onirique inspiré d’une nature fantasmée. Symbolisme et idéalisme Tandis que l’industrialisation suscite la fascination de nombre d’artistes et inspire directement leurs orientations thématiques, celle-ci provoque également, pour de nombreux autres, un certain rejet. Privilégiant un repli sur le monde de l’âme et le retour à un paradis perdu, le courant symboliste émerge simultanément aux expériences réalistes et impressionnistes en s’opposant, justement, à leur rattachement au réel, source de doute, d’amertume et de malaise suscités par les mutations de la société. À la « vie moderne », s’offre une alternative privilégiant le confort des Serres chaudes et silencieuses (Maeterlinck), la profondeur du recueillement et la nostalgie d’un temps révolu où l’homme vivait comme en suspens dans l’espace et une temporalité décalée (Georges Rodenbach, Bruges-la-morte ; Verhaeren, Les Campagnes hallucinées, Les Vies encloses) ou en harmonie avec la nature. Le monde de l’âme et de l’idée devient, dans ce cadre, la voie privilégiée pour accéder à la vérité et à la sagesse. Émergeant d’abord dans les milieux littéraires — Baudelaire et Mallarmé s’adonnent aux jeux de la suggestion, des correspondances et du mystère —, le mouvement se déploie dans l’ensemble des expressions artistiques : peinture, musique, théâtre, philosophie… Jean Moréas en synthétise clairement les principes essentiels, en 1886, dans son « Manifeste du symbolisme » paru dans le Figaro littéraire : rejeter la description objective du réel, ses détails et ses anecdotes, se détourner de la sensibilité issue de l’observation au profit du symbole propice à la métaphore, l’ellipse, l’analogie ou la suggestion. Dans cette mouvance, mythes et légendes se voient réhabilités ainsi que les sujets

en décalage avec la normalité tels les saltimbanques, les fous ou les androgynes. Une prédilection particulière pour une féminité menaçante se manifeste également. Diabolique ou chimérique, fatale ou vampire chez Félicien Rops et Jean Delville, glacée, inaccessible et pétrifiante chez Fernand Khnopff, c’est une femme ensorcelante qui obnubile les symbolistes. Rejetant les divagations et la légèreté de l’artiste impressionniste et de son pinceau, les symbolistes privilégient logiquement un traitement méticuleux et raffiné pour leurs sujets, allant même jusqu’à la réhabilitation d’un net classicisme dans les techniques picturales. En outre, une attention particulière est accordée aux effets de clairs-obscurs, aux saturations lumineuses, aux densités colorées et aux matières veloutées permettant d’assourdir et de dématérialiser les sujets (Léon Spilliaert). Si le symbolisme peut être considéré comme une critique et une fuite de la société industrielle, ses œuvres se font silencieuses et introspectives. Le fauvisme, un art entre deux siècles À la suite des expériences impressionnistes et luministes, le début du xxe siècle est marqué, en France comme en Belgique, par un nouvel investissement dans l’exploitation de la couleur. En effet, la découverte des fauves à Paris en 1905 par Octave Maus (Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck, Raoul Dufy, Kees Van Dongen) puis l’exposition de Matisse à la Libre Esthétique en 1906 suivi de Derain et de Vlaminck l’année suivante, offrent une voie d’épanouissement intéressante pour les jeunes artistes belges épris, comme nous avons pu le souligner, de la couleur aux éclats et aux densités exaltés. Déjà, les recherches radicales de James Ensor et d’Henri Evenepoel — travaillant la couleur dans son intégrité et sa pureté — posaient les fondations d’un affranchissement dans l’usage de la couleur. Dans leur sillage, et celui

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des Français, Rik Wouters, Louis Thévenet, Willem Paerels, Ferdinand Schirren ou Edgard Tytgat renforcent ces propensions coloristes entre 1905 et 1914. Moins intéressés par les effets d’atmosphère, les sensations ou les impressions que par la franchise et l’authenticité d’expression, les fauves belges se veulent plus directs et plus radicaux que leurs prédécesseurs dans les jeux de couleur et de lumière. Les couleurs sont pures, les compositions structurées sobrement, les touches sont lestes et larges. Si ces pratiques permettent de déceler une abstraction balbutiante, il convient toutefois de noter que les Belges — au contraire de Matisse ou Derain — maintiennent fermement leur attachement au réel et ne dissolvent pas leurs sujets. Mouvement charnière entre deux siècles, le fauvisme peut être vu à la fois comme le point culminant des expériences coloristes développées au cours de la seconde moitié du xixe siècle et comme les préliminaires à l’essor de l’expressionnisme et de l’abstraction. Le choc de la Première Guerre mondiale cimentera ces propensions à l’égard d’un art foncièrement plus radical. Expressionnismes À l’issue du conflit de 14-18, le regard et l’implication des artistes sur le monde se voient profondément bouleversés. Alors que certains envisagent l’engagement actif et la responsabilisation des artistes au sein de la société dans l’objectif, notamment, de contribuer à sa transformation (futurisme, cubisme, expressionnisme allemand), d’autres s’en détournent volontairement pour privilégier des voies propices à une fuite de ce monde où la folie humaine a été capable d’engendrer le pire. Se détachant des divagations littéraires et philosophiques du symbolisme de la fin du xixe siècle — auquel une première École de LaethemSaint-Martin se rattachait d’ailleurs avant-guerre — Constant Permeke, Gustave De Smet et Frits Van

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den Berghe se rassemblent dès la fin du conflit pour former un second groupe, également localisé à Laethem-Saint-Martin, cadre idyllique préservé en bord de Lys à la périphérie gantoise, visant la réhabilitation d’une vie et d’un art simples et authentiques. Cette évasion se trouve alors à la base d’un ressourcement de l’esprit et des pratiques artistiques : l’expressionnisme flamand constitue l’une des alternatives à la société moderne marquée par les excès et les dérives. Malgré des spécificités individuelles, l’expressionnisme flamand partage les grands principes suivants : les sujets se rattachent à la vie rurale sans artifice, aux figures humaines, souvent hiératiques, ou aux scènes empreintes de naïveté ; le style se veut globalement sobre, brut et simple ; les compositions sont architecturées, synthétiques et sculpturales, dans l’esprit cubiste ; les tonalités sont terreuses et sourdes ; la touche est structurée et ample… C’est essentiellement un sentiment de plénitude et de sérénité qui se dégage de la mouvance expressionniste en Belgique, tandis que la mouvance allemande, fondée quant à elle sur une critique acerbe de la société, génère un net sentiment d’angoisse. Cette quiétude se retrouve aussi dans les expressions contemporaines en Wallonie. Sans parler d’expressionnisme, le retour à l’humain, l’intime ou le rêve, l’aspiration à la simplicité et à l’harmonie dans des tonalités douces, sont partagés notamment par Louis Buisseret ou Anto Carte, formant d’ailleurs, autour de ces principes, le groupe Nervia en 1928 auquel se rallient d’anciens fauves tels Jean Brusselmans, Edgard Tytgat, Hippolyte Daeye ou Floris Jespers. Surréalisme Pendant que les expressionnismes façonnent un univers artistique en marge des tumultes de la société contemporaine, le mouvement de fuite s’opère également de manière plus drastique, au même moment,


claire Leblanc l’art belge, de l’impressionnisme au surréalisme Sur les sentiers de l’art libre

avec le surréalisme. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un retour aux sources d’un monde préindustriel, mais d’une évasion introspective au cœur d’un univers sans limites : celui du psychisme et de l’inconscient. Dans la continuité du mouvement contestataire et caustique Dada (Tristan Tzara, Hans Arp, Sophie Taeuber), l’extravagance, l’irrespect et l’illogisme seront aux fondements d’un nouveau mode de pensée, d’être et de créer. L’aventure surréaliste émerge avec la parution du Manifeste du surréalisme d’André Breton en 1924 dans lequel il définira les grands axes et la philosophie générale du mouvement. N’excluant aucune forme d’expression, le surréalisme se fonde prioritairement sur l’expression réelle de la pensée brute, détachée du contrôle de la raison et de tous préceptes et codes esthétiques ou moraux. Dans ce cadre, l’imaginaire, le rêve, la folie et l’inconscient constituent les terrains propices aux jeux créatifs où l’étrange, l’illogisme et l’irrationnel se développent librement. Le mouvement s’avère très rapidement dense et foisonnant en Europe et à l’échelle mondiale (Giorgio De Chirico, Max Ernst, Salvador Dali). La Belgique occupe, dans ce contexte, un rang de premier ordre, notamment grâce à la figure emblématique de René Magritte. Dès la fin des années 1920, Magritte déploie un univers dont l’étrangeté génère la poésie. Agençant sans logique des éléments du monde réel — objets, architectures, personnages… — dans un style réaliste, voire naïf, et une esthétique méticuleuse, Magritte et ses acolytes disloquent, sans les redéfinir, les rapports de l’homme au monde et de la représentation qu’il se fait du monde.

Une fois encore dans l’évolution de l’art belge, tandis que les surréalistes étrangers privilégient une libre transposition de l’inconscient pouvant déboucher sur une œuvre abstraite, les Belges restent attachés, quant à eux, au réel. L’opacité et la magie de l’univers créé par Magritte ou Paul Delvaux reposent moins sur des recherches plastiques que sur l’étrangeté d’un système figuratif illusionniste dont il est impossible d’obtenir les clefs de décodage et d’interprétation. Cette opacité se voit d’ailleurs renforcée par une mise en relation arbitraire, courante chez Magritte, des mots et des objets dans ses toiles. Paul Delvaux, pour sa part, restera volontairement à l’écart des aspects subversifs et idéologiquement engagés du mouvement pour préférer dépeindre un monde chimérique où dominent l’isolement, le silence et l’incommunicabilité. Ses mises en scène théâtrales, où ses sujets de prédilection — gares, femmes et squelettes — s’affichent, hiératiques, glacials et muets, suscitent également le sentiment d’étrangeté, d’absurdité et de mystère telles des visions oniriques kaléidoscopiques. Le surréalisme belge, dont le rayonnement mondial assure sa large renommée encore à ce jour et dont l’héritage subsiste encore comme une spécificité de l’art belge, s’étiolera naturellement au fil des années. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les expérimentations abstraites amorcées dès les années 1920 feront alors l’objet d’un très large développement, évoqué dans l’essai d’Anthony Spiegeler.

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I

Paysagisme PrĂŠimpressionnisme

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Cat. 1 Louis Victor Antoine Artan Dunes, 1872 Huile sur toile, 50 x 90 cm Collection Fritz Toussaint, FT 6

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Cat. 6 Jean-Baptiste Degreef La Plaine de Forest, 1876 Huile sur toile marouflée sur toile, 49 x 83 cm Legs Fritz Toussaint, 1920, FT 45

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II

Art social La vie moderne

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Cat. 8 Eugène Laermans Paysans attendant devant une porte d’entrée, 1891 Huile sur toile, 121,5 x 76,5 cm Acquis en 2017, CC 4373

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III

Impressionnismes

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Cat. 13 Charles Hermans Cabines au bord de la mer, s.d. Huile sur toile marouflée sur panneau, 15,2 x 20,2 cm Don Fritz Toussaint, 1906, FT 79

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Cat. 33 Émile Claus La Levée des nasses, 1893 Huile sur toile, 130 x 200 cm Acquis auprès de l’artiste en mars 1894, CC 102

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Cat. 37 James Ensor Le Christ apaisant la tempête, 1906 Huile sur toile marouflée sur panneau, 80 x 100 cm Acquis en 2002, CC 4178

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IV

Symbolisme

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Cat. 38 Fernand Khnopff La Chimère, ca 1910 Huile et fusain sur toile, 53,5 x 30,5 cm Acquis en 1998, CC 2301

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Cat. 42 Jean De la Hoese Le Mannequin, 1886 Huile sur panneau de bois, 85,5 x 57,5 cm Legs Auguste Maquet, 1917, AM 10

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Cat. 43 Léon Frédéric Intérieur d’atelier, 1882 Huile sur toile, 158 x 117 cm Don de l’artiste, 1892, CC 202


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V

Fauvisme

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Cat. 49 Rik Wouters Nel au chapeau rouge (Après-midi à Boitsfort), 1908 Huile sur toile, 154 x 137 cm Legs Mme Goldschmidt, 1989, CC 2770

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Cat. 50 Rodolphe Strebelle La Petite Famille, s.d. Huile sur toile, 59 x 66 cm Acquis auprès de l’artiste, 1922, CC 434

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VI

Expressionnismes

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Cat. 58 Anto Carte L’Homme au coq, 1934 Huile sur toile, 105 x 100 cm Acquis en 1935, CC 631

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Cat. 59 Anto Carte Maternité, s.d. Huile sur toile, 80 x 100 cm Legs Denise Lacroix, 2002, CC 4129

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VII

SurrĂŠalisme

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Cat. 67 René Magritte L’Éloge de la dialectique, 1937 Gouache sur papier, 38 x 32 cm Legs Max Janlet, 1977, MJ 33

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Cat. 72 Paul Delvaux Paysage antique, 1944 Huile, aquarelle et encre de chine sur unalit, 60 x 80 cm Acquis en 1949, CC 981

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Anthony Spiegeler vivre la peinture après la guerre Les multiples visages de l’abstraction en Belgique

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1. La première génération d’artistes abstraits comme Prosper de Troyer, Karel Maes, Felix De Boeck, Georges Vantongerloo, Marcel-Louis Baugniet, et bien d’autres, traversa les crises successives, l’ignorance de leurs pairs, les imprécations lancées à l’égard de leur art. Cette incompréhension se soldera en 1928 par un retour à la figuration. Il faudra attendre près de vingt années pour que la Plastique pure de ces premiers abstraits puisse s’inscrire dans l’histoire de l’art grâce aux travaux théoriques et pratiques de Jo Delahaut. 2. Paul Haesaerts, Retour à l’humain. Sur une nouvelle tendance de l’art belge, L’animisme, Bruxelles, 1942. 3. Phil Mertens, La Jeune Peinture Belge, Laconti, Bruxelles, 1975, p. 30. 4. Ibid., p. 45. 5. Il s’agit d’une association sans but lucratif. 6. Phil Mertens, op. cit., p. 85.

Libérer le geste L’évolution de l’art en Belgique suit un cours qui se fera, dès 1945, à coups de ruptures, d’événements individuels et d’activités collectives. Plusieurs générations d’artistes vont s’entrecroiser au sortir de la guerre et, par conséquent, les nombreuses formes plastiques proposées seront autant de maux à vaincre. Avant et durant le conflit, l’heure est à l’animisme. Les peintres de ce courant, inspirés par la crise économique, sociale et politique de la première partie du xxe siècle, se détournent de l’influence des avant-gardes — tant du surréalisme que de la première génération d’artistes abstraits 1 — au profit d’une recherche de l’intime, de la défense de l’humain 2 et de la simplicité du quotidien. La temporalité qui s’ouvre après la guerre permet, quant à elle, d’ouvrir le geste aux explosions de couleurs ; cette liberté retrouvée se fera dans un premier temps à travers deux genres conventionnels, la nature morte et le paysage. Au gré d’un lent processus de décantation du réel, après avoir épuisé le geste et le répertoire des formes figuratives, elle s’exprimera à l’aide de constructions abstraites et de productions informelles. Si l’aventure de l’abstraction se met en route en Belgique, à la fin des années 1940, c’est notamment parce que, durant les années de guerre, l’animateur d’art Robert L. Delevoy, maintient une activité culturelle intense qui permet à certains artistes d’échapper à l’appel conservateur de l’animisme. En effet, depuis 1941, Delevoy organise les salons Apport — des événements qui soutiennent une nouvelle génération de plasticiens belges —, dirige la galerie Apollo et une revue homonyme ; cela, au risque des répressions de l’occupant nazi : « C’est pleinement conscient des responsabilités que nous nous engageons, que nous prenons l’initiative de publier, au-dessus des glaives qui se croisent et malgré la crise morale, politique et économique dont nous souffrons, une revue que

nous situons tout entière sous le signe d’Apollon 3. » Fédérés autour de cette figure tutélaire, Gaston Bertrand, Anne Bonnet, Jan Cobbaert, Jan Cox, Piet Gilles, Carlos Lenaerts, Émile Mahy, Marc Mendelson, Rudolf Meerbergen, Luc Peire, Mig Quinet, Paul Van Essche et Louis Van Lint décident de fonder, le 3 juillet 1945, après une exposition collective, l’Association de la Jeune Peinture belge 4. Celle-ci a pour objet social 5 de servir l’art belge vivant, sans préjudice d’école et de tendance. La réputation des expositions portées par cette Jeune Peinture sera telle que même les salons parisiens de Mai et de Printemps se référeront à elle pour le choix des exposants belges 6. Plusieurs artistes, comme Pierre Alechinsky, Jo Delahaut, Jules Lismonde, Antoine Mortier ou Jean Rets, des figures qui marqueront par la suite le paysage de l’art en Belgique, rejoignent rapidement le projet. Malheureusement, le manque d’unité et d’entente cumulé aux querelles naissantes de l’abstraction sonneront le glas du collectif. Alors que la plupart d’entre eux n’ont pas encore effectué le passage vers la valorisation de la ligne, l’affirmation de la non-figuration paraît encore loin. Toutefois, il est important de souligner l’apport de Jo Delahaut qui, dans la quête d’une peinture non objectale, sera le premier à aborder la négation de la forme. En 1947, la vérité artistique semblant émaner de Paris, Delahaut se dirige vers la capitale française et participe au Salon des Réalités nouvelles où il découvre le travail d’Auguste Herbin. Cette rencontre aura pour conséquence une prise de distance avec le langage post-cubiste qui, jusqu’alors, marquait ses tentatives abstraites. Là où d’autres ressentent le besoin d’exprimer la jouissance de la vie par une kyrielle de couleurs, Delahaut opte pour la réduction de la forme et une mathématique de l’esprit. Il défendra l’abstraction géométrique, pendant plusieurs décennies, à l’aide de manifestes, de théories et accompagné de nombreux artistes. Si en Belgique la période est propice à un pluralisme culturel, c’est

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principalement à l’aune de l’abstraction lyrique et du groupe Cobra que s’opposera la géométrie.

Le rêve du Cobra En 1947, la question générationnelle est posée au sein des groupes surréalistes bruxellois et hennuyers — dominés par les figures de René Magritte et Paul Nougé 7. Différents champs d’action se mettent en branle et la proposition la plus contestée, mais néanmoins ambitieuse, vient de Christian Dotremont. Ce jeune poète s’emploie au rassemblement de ce qu’il nomme les Surréalistes révolutionnaires 8. Ceux-ci souhaitent se réapproprier le surréalisme — en niant les figures principales du mouvement — et concilier l’univers et le désir, c’est-à-dire : l’action politico-sociale et la poésie. La même année, l’artiste danois Asger Jorn est invité à Bruxelles afin de participer aux réflexions de ce collectif artistique et politique 9. Jorn faisait alors partie du groupe abstrait Høst qui appelait à la rencontre des peintres et des écrivains. L’objectif de son action est simple : défendre un art abstrait libre, nourri de spontanéité populaire, de préhistoire et de mythologie scandinave 10. Le rôle joué par Asger Jorn à ce moment précis est crucial, car il est à l’origine des rapprochements entre les jeunes artistes du nord de l’Europe. Il est le lien entre les Danois de Høst, les Néerlandais de Reflex et les Belges du Surréalisme révolutionnaire. Ces derniers, qui doivent faire face depuis plusieurs mois à des désaccords internes entre les Français et les Belges, décident de se séparer. Dans ce contexte, Joseph Noiret et Christian Dotremont — les chevilles ouvrières du Surréalisme révolutionnaire — décident de se fédérer, avec Asger Jorn et les Néerlandais de Reflex, Karel Appel, Constant et Corneille, autour d’une nouvelle cause qui abordera, de manière internationale, la revendication d’un art collectif. Réunis à Paris dans

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les salles d’un café, au rez-de-chaussée de l’hôtel Notre-Dame, ils signent le 8 novembre 1948 un court texte qui développe leur entente : La cause était entendue. Développé dans ce manifeste, le principal enjeu de ces artistes est de s’inscrire dans une nouvelle démarche, contre l’abstraction, contre la vanité du chef-d’œuvre et hors des dogmes. L’aventure de Cobra — acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam, trouvé quelques jours plus tard par Christian Dotremont — pouvait débuter. Dès l’automne 1948, on peut considérer que Cobra prit la relève de la Jeune Peinture belge et que Christian Dotremont remplaça Robert L. Delevoy en tant que promoteur d’une jeune génération d’artistes 11. Immédiatement, les membres du groupe s’activent. Ils participent à des manifestations d’art expérimental et ne cachent pas leur ambition internationale 12. Des galeries comme Apollo, mais également des musées comme le Stedelijk Museum d’Amsterdam ou les Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et de Liège, viennent des invitations à présenter des œuvres où s’exprime leur refus des conventions passées. À ces occasions, les membres du groupe publient un organe de diffusion de l’actualité et de leurs aspirations : la revue Cobra. Entre 1949 et 1951, dix numéros seront livrés. Christian Dotremont en est le rédacteur en chef ; il anime plusieurs tribunes et rassemble des manifestes, des catalogues d’expositions, des textes critiques et littéraires, des réflexions personnelles, des poèmes ainsi que les reproductions des œuvres exposées. À côté de cette revue, Cobra édite quatre numéros d’un bulletin d’information, Le Petit Cobra ; Asger Jorn publie, en édition danoise et française, les quinze premiers volumes de la bibliothèque de Cobra ; enfin, les artistes écrivent de nombreux ouvrages qui résultent souvent de la collaboration entre les peintres et les poètes du groupe 13. Pendant ces trois années d’activité, plusieurs artistes, comme Pierre Alechinsky, Hugo Claus, Pol Bury ou

7. À ce sujet, le lecteur se référera à l’ouvrage suivant : Xavier Canonne, Le Surréalisme en Belgique, Fonds Mercator, Bruxelles, 2006. 8. Xavier Canonne, ibid. 9. Du 29 au 31 octobre 1947, à Bruxelles, Christian Dotremont organise la Conférence internationale du surréalisme révolutionnaire. Quatre groupes y participent, le Groupe S-R de France, le Groupe S-R en Belgique, le groupe tchécoslovaque Ra et Asger Jorn venu du Danemark, que Dotremont rencontre pour la première fois. 10. Victor Vanoosten, « Cobra, une utopie réelle » in Cobra. Une explosion artistique et poétique au cœur du xxe siècle, Arteos, Paris, 2017, p. 10. 11. Comme la Rencontre Internationale de Bregnerød durant l’été 1949. 12. Phil Mertens, op. cit., p. 158. 13. Victor Vanoosten, op. cit., p. 14.


Anthony Spiegeler vivre la peinture après la guerre Les multiples visages de l’abstraction en Belgique

Serge Vandercam, rejoignent l’aventure et participent, à leur mesure, à la valorisation d’un art libre. Jusqu’à présent, l’apport belge du groupe se faisait principalement sous l’action des plumes de Dotremont et de Noiret là où les Néerlandais et les Danois s’exprimaient par la véhémence des pinceaux.

14. Les objectifs de Cobra sont défendus dans l’article suivant : Christian Dotremont, « Cobra, qu’est-ce que c’est ? », in Richard Miller, Cobra, Nouvelles Éditions françaises, Paris, 1994, n.p. 15. Richard Miller, « Cobra : un commencement toujours contemporain » in Cobra. Une explosion artistique et poétique au cœur du xxe siècle, Arteos, Paris, 2017, p. 90. 16. Pierre Alechinsky, « Abstraction faite » in Cobra n° 10, Bruxelles, 1951, p. 4. 17. Comme ce sera le cas avec Le Grand Pum, à ce sujet, voir : Cobra. Singulier-Pluriel – Les œuvres collectives 1948-1995, Paris, Centre Wallonie-Bruxelles, 3 décembre 1998 – 21 février 1999, p. 36. 18. Un article anonyme sera publié en 1955 dans le deuxième numéro de la revue Internationale situationniste : « Ce que sont les amis de Cobra et ce qu’ils représentent. » Au sein de celui-ci, les auteurs indiquent ce qui suit : « En 1958, une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement d’avantgarde, qui a la particularité d’être fini depuis sept ans. Il s’agit de Cobra […]. »

Au fur et à mesure, le leitmotiv devient évident : défendre la rencontre de la spontanéité et le dépassement du spécialisme artistique, à savoir supplanter la recherche en solitaire par un devenir associatif. Christian Dotremont scelle ce destin en trois respirations dans sa définition de l’évolution de Cobra : « Cobra a trois stades, comme en même temps, que j’ai appelés le spécialisme (par exemple, le peintre peint), l’interspécialisme (le peintre et l’écrivain peignent une peinture-mot sans préalable) et l’antispécialisme (le peintre écrit) 14. » Contre le formalisme et contre la négation de la vie, ces artistes proposent un plaidoyer pour la forme qui les conduit à dépasser la création artistique imposée par la raison. Ils peignent directement sur la toile, fusionnent peinture et écriture, créent des œuvres à l’aide de cirage, de coquilles d’œufs, de terre, de rebuts de poubelle, de plumes, de morceaux de bois, sans dessein ou schéma préconçu 15. Ils placent les gribouillis d’enfants au-dessus de toutes les conventions artistiques, ils souhaitent organiser le chaos comme la mère de toutes les chances et ranimer le souvenir de l’origine des choses. Assurément, ils ne se retrouvent ni dans les définitions de l’abstraction ni dans le surréalisme dont ils constituent le dépassement. En maintenant une trace perceptible de la figure, ils laissent s’exprimer leurs pensées sans obstacle, hors du contrôle exercé par la raison. Et Pierre Alechinsky d’aller en ce sens : « L’œuvre provoquée par la sensibilité, l’émotion, la spontanéité, ne sera jamais abstraite : elle représentera toujours une émotion spontanée, nous pouvons tous, peintres et spectateurs, nous passer de la représentation

extérieure des choses pour communiquer. Le chemin le plus court entre la peinture et l’œil ne doit pas nécessairement passer par la copie ou même l’interprétation épidermique d’une nature morte… 16 » Inspirés par la philosophie de Gaston Bachelard, ils célèbrent également la matière et les hautes pâtes pour valoriser la nature et accélérer les possibles de l’imaginaire. Le numéro 10 de la revue Cobra, publié en décembre 1951, annonce de manière abrupte la dissolution du groupe. Asger Jorn et Christian Dotremont, principaux animateurs des activités collectives, sont atteints de tuberculose. Malades, ils sont dans l’incapacité de faire rayonner leurs souhaits intenses et de porter l’actualité des manifestations culturelles. Si cette rupture est à lire comme une catastrophe pour Dotremont, les membres du groupe poursuivront leurs travaux expérimentaux par des voies individuelles qui se croiseront de temps à autre. Ces artistes prolongeront les axes fondateurs et offriront aux œuvres à venir la vitalité d’un esprit Cobra après Cobra. Cet esprit reste donc latent tant dans les projets individuels que collectifs, et les rencontres picturales et littéraires, les réunions sur la toile ou sur la page, ne laisseront jamais l’engagement dans le mouvement se démentir, même s’il est à noter que de nombreuses critiques, formulées notamment par Alechinsky 17, Constant et Jorn 18, exprimeront la lourdeur de ce passif artistique. Cobra aura permis d’affranchir les limites du spécialisme en offrant à tous la possibilité d’exister, seul ou à plusieurs, au rythme du geste et de la liberté. Par l’intermédiaire de nombreux voyages en Laponie, Christian Dotremont aboutira, grâce à la découverte du Logogramme, à la réunion du lisible et du visible. Asger Jorn conduira quelques membres du groupe vers de nouvelles activités artistiques et contestataires

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avec son Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste et l’Internationale situationniste. La réalisation d’œuvres à quatre mains, qui se fera tout au long de la seconde partie du xxe siècle, permettra de se réunir et d’établir de nouvelles collaborations avec ceux qui n’avaient pas encore, par souci théorique, de pratique ou d’âge, rejoint le rêve du Cobra. Abstraction(s) et dépassement Après la dissolution du groupe et à la suite de la fermeture de la galerie Apollo, la Belgique se voit dépouillée de propositions culturelles structurées et de lieux d’expositions. Pour ceux qui ne se retrouvaient ni dans l’abstraction géométrique — défendue par Jo Delahaut, Luc Peire ou Dan Van Severen —, ni dans l’esprit Cobra, le choix est limité. Toutefois, l’emphase gestuelle de l’abstraction lyrique de l’École de Paris fait résonance auprès d’artistes comme Englebert Van Anderlecht et Antoine Mortier, mais également auprès de Bram Bogart qui souhaite libérer son geste à l’aide des pulsations de la couleur. À cela s’ajoute l’influence de l’école américaine, la pratique du « all over » et la création d’œuvres contemplatives de grand format. Le temps est à la catharsis, à la découverte d’une dimension irrationnelle dans l’acte de peindre. Souvent informelles, les toiles produites au milieu des années 1950 sont des cris témoignant d’un certain mal-être, d’une quête philosophique où la peinture devient la source de l’incandescence qui l’entoure. C’est également le temps où Serge Vandercam, qui était photographe, devient peintre et s’interroge sur l’Homme de Tollund ; Pol Bury, qui était peintre, devient sculpteur et aborde les moteurs et les forces hydrauliques ; Hugo Claus,

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qui était écrivain, devient peintre et crée des poésies picturales. Les cloisons s’ouvrent et l’art n’est plus étanche. Pendant deux décennies, les abstractions se confondent et se confrontent ; entre l’orthogonalité de la forme et la liberté de la ligne, les palettes explosent et garantissent la sortie du cadre. Là où certains ressentent un besoin d’ordre et de structure, d’autres souhaitent envahir l’espace par l’emphase gestuelle et la matière informelle. Dans les années 1960, de l’abstraction géométrique découlera le minimalisme où la recherche de la lumière pure d’un Walter Leblanc et d’un Jef Verheyen, membres du groupe ZERO, devient une nouvelle gageure artistique. La voie tracée par Dotremont, quelques années plus tôt, influencera à l’envi ceux qui s’intéressent, dans l’art conceptuel — ou plus tardivement dans le street art — à la réunion du mot et de l’image. En effet, seuls le verbe et les arts plastiques peuvent avoir cette dimension propre qui déplace et entraîne les yeux qui les regardent dans des mouvements spirituels. Souvent contestataires, les œuvres produites en Belgique dans la seconde partie du xxe siècle se placent dans le dépassement de l’abstraction et de Cobra, en creux d’événements sociaux, voire dans la critique de la société, d’un art institutionnalisé. L’histoire de l’art a pu démontrer que le silence dans lequel sera placée la peinture à partir des années 1960 sera rapidement rompu. Par les découvertes d’une nouvelle génération, auxquelles nous assistons encore aujourd’hui, la peinture belge atteste de la valorisation de la vie, mais aussi de la vigueur qu’elle a toujours portée en germe : la quête d’un autre possible, d’un rêve irréel.


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VIII

Post-surrĂŠalisme

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Cat. 74 Marcel Broodthaers Casserole de moules, 1966 Photo sur toile sensibilisÊe, 125 x 125 cm Acquis en 1979, CC 1592

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IX

Abstraction

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Cat. 75 Victor Servranckx Opus 53, 1923 Huile sur toile, 92 x 70 cm Acquis en 1961, CC 1217

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Cat. 85 Antoine Mortier Floraison en bleu, 1963 Lavis sur papier marouflé sur toile, 153 x 205 cm Acquis en 1963, CC 1248

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X

CoBrA

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Cat. 86 Asger Jorn Obscurité illuminée, 1967 Huile sur toile, 99,5 x 80,5 cm Acquis en 1972, CC 1444

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Cat. 87 Pierre Alechinsky CoBrA de transmission, 1968 Acrylique sur toile (prédelle : lithographies marouflées sur la toile), 208,5 x 297 cm Acquis en 1978, CC 1591

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table des matières

INTRODUCTION

Fadilha Benammar-Koly

Préface

Christos Doulkeridis et Ken Ndiaye

Avant-propos

Claire Leblanc et Ivonne Papin-Drastik

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L’art belge, de l’impressionnisme au surréalisme Sur les sentiers de l’art libre Claire Leblanc

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I. Paysagisme, préimpressionnisme II. Art social, la vie moderne III. Impressionnismes IV. Symbolisme V. Fauvisme VI. Expressionnismes VII. Surréalisme

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Vivre la peinture après la guerre Les multiples visages de l’abstraction en Belgique Anthony Spiegeler

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VIII. Post-surréalisme IX. Abstraction X. CoBrA

_140 _142 _158

Biographies Bibliographie sélective

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