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etienne Davignon

Souvenirs de trois vies

recueillis par Maroun Labaki


avant-propos

Je suis né en 1932 à Budapest. C’est pourquoi mon père m’a donné comme prénom Etienne. Etienne, c’est le saint patron de la Hongrie, et mon père voulait faire plaisir aux Hon­ grois. Je ne sais pas si ça leur a fait plaisir. Mais personne dans ma famille ne m’a jamais appelé Etienne. Pour la nurse anglaise qui s’est occupée de moi, notamment, lorsque j’étais enfant, Etienne était imprononçable. C’est le dimi­ nutif de Steven qui s’est finalement imposé. On peut écrire Stevie ou Stevy. Moi, c’est Stevy. Si j’entends « Etienne ! » dans la rue, je ne me retourne pas, je ne pense pas qu’on s’adresse à moi. Cela dit, à l’école, en Belgique, j’étais Davignon. À l’univer­ sité, j’étais Davignon. Au travail, j’ai toujours été Davignon. Parce qu’en Belgique, pendant longtemps, on n’a jamais appelé personne par son prénom. Ce livre, ce n’est pas mon histoire, ce sont mes souvenirs. Les souvenirs d’événements dont j’ai été témoin au cours de mes trois vies : dans la diplomatie, à la Commission euro­ péenne puis dans les affaires. Chaque fois, j’ai eu la chance de quitter un métier que j’aimais bien pour un autre que j’allais aimer. Et les ruptures n’ont jamais été à 100 %. Jeune déjà, j’étais dispersé. À quatre­vingt­six ans, je ne suis tou­ jours spécialiste de rien… mais je suis compétent en pas mal de choses. Mes souvenirs convoquent Goering, les fabricants de cha­ lets suisses, les bénédictins de Maredsous, Spaak, Baudouin, 7


Lumumba, Brejnev, Thatcher, les syndicalistes de l’acier wallon, De Benedetti, Mestrallet, Philippe, etc. Ceci n’est pas pour autant un livre d’histoire. C’est un livre d’histoires. Etienne Davignon

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I

Quand je suis fatigué, je retrouve l’accent suisse. Mais mes premiers souvenirs ne remontent pas à la Suisse. Mes pre­ miers souvenirs, c’est la vie à l’ambassade de Belgique à Berlin. Mon père y arrive en 1936. J’ai alors quatre ans. Le côté spectaculaire, le faste du nazisme m’impressionne. L’aigle qui tient dans ses griffes le swastika illuminé le soir : pour un gamin, c’est féerique. Tout comme les Jeux olympiques… Cela étant, quand la guerre a éclaté, j’étais enchanté, parce qu’il était clair pour moi que les Allemands allaient être battus dans les huit jours. Nous sommes ce qui nous est arrivé avant. Ma famille était intéressée par la chose publique. J’ai été élevé dans ce contexte. Ce qui m’a permis à la fois de m’y intéresser et de ne pas en être intimidé. Je n’ai pas eu à sauter d’un monde à l’autre. Les défis me tentent mais, au départ, je n’ai pas eu de haie à franchir. L’autre caractéristique importante, c’est cette curiosité pour beaucoup de choses que j’ai développée à un moment où on n’a aucune obligation de choisir. Troisième élément : l’image de mon père, dépressif. On ne savait pas à l’époque que la dépression était une maladie. C’était « Secoue­toi, tu n’as aucune raison de te plaindre ! » : tout ce qu’il ne fallait pas faire. Le fait qu’une difficulté profession­ nelle ait aggravé sa maladie m’a amené à penser que moi, en tout cas, je garderais toujours une distance entre ma vie et ma vie professionnelle. Et je l’ai gardée. Je me suis dit : « Non, 9


ça ne va pas m’arriver ; si j’ai une crise dans ma vie profes­ sionnelle, ça ne va pas me détruire. » Et le recul que l’on observe n’affecte pas la force de l’engagement. Mai 1940, c’est la guerre. Comme mon père ne devait être nommé ambassadeur à Londres qu’au printemps 1941, il n’a pas de point de chute en Belgique. Donc, quand nous sommes évacués de Berlin en train diplomatique, il ne sait pas très bien quoi faire de nous. On passe un moment à Vichy. Il hésite. À ce moment­là, il n’y a pas encore de gou­ vernement belge à Londres. Lorsque le Roi lui demande de rentrer à Bruxelles, il obéit. N’est­il pas ambassadeur du Roi ? Nous n’avions pas l’âge de raison, sinon nous lui aurions dit que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Ce sera ma tristesse de toujours. Il rentre avec ma sœur aînée pour trouver à s’ins­ taller et il nous laisse en Suisse, mon frère et moi, avec l’idée de revenir nous chercher. Les circonstances feront toutefois que c’est seulement en 1945 que nous rentrerons ! Nous restons là. Parmi les choses étranges du moment, il y avait toujours une ambassade de Belgique à Berne, puisque les ambassades subsistaient bien que la souveraineté de l’État belge ait disparu du fait de l’occupation. Et c’est l’ambas­ sade à Berne qui nous donnait de quoi vivre. Je suppose que mon père remboursait à Bruxelles. Une nurse anglaise nous accompagnait, qui avait accepté de ne pas être payée pen­ dant toute la guerre. Elle le sera bien sûr à la fin du conflit. En Suisse, nous avons vécu de manière modeste. Je n’ai pas été dans les grands collèges, j’ai été à l’école communale, je suivais les cours en fonction des saisons, quand on ne mon­ tait pas les vaches à l’alpage, quand on ne faisait pas les vendanges, quand on ne s’occupait pas des abricots, etc. Pendant l’été, je ramassais des balles au tennis pour gagner 10


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un peu de sous. Ce n’était pas moi qui jouais. Moi, je jouais au tennis quand ce n’était pas la saison. Et ce mode de vie me paraissait la chose la plus naturelle du monde, c’était celui de mes camarades. Nous vivions à l’économie. J’étais assimilé à quelqu’un du village. Pour les remonte­pentes, je bénéficiais du tarif « indigène ». Je me disais que si je pouvais devenir professeur de ski, ce ne serait pas mal, et si mes parents pouvaient être constructeurs de chalets, ce serait encore mieux… Tout cela m’a appris la relativité des choses. Quand je suis rentré en Belgique, je ne connaissais personne. L’adaptation n’a pas été aisée. Et ce n’était pas toujours facile à la maison, parce que mon père n’était pas bien. Il était pes­ simiste, il était inquiet, sans être triste. Sans toucher en rien à mon affection pour lui, cela perturbait la vie familiale. Sa neurasthénie a été accélérée par l’injustice dont il a été vic­ time. Il n’avait que cinquante ans quand sa carrière a été bri­ sée ! Ma mère, en revanche, était très joyeuse. Je lui dois cette capacité à voir le côté comique des choses, et la certitude qu’il ne faut pas se prendre au sérieux. Ce trait vient peut­ être aussi de l’éducation anglo­saxonne que notre nurse nous a donnée, et qui veut qu’il soit très mal élevé de se prendre au sérieux. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui − ce qui est idiot, bien sûr −, j’aurais évidemment dit à mon père qu’il fallait faire le pari de gagner la guerre et donc aller à Londres. Ne pas rester dans ce ministère fantôme qui le jalousait. Il a en plus été amené à accompagner Léopold pour le fameux entretien avec Hitler à Berchtesgaden, dont il avait dit que c’était la plus mauvaise idée possible ; mais le Roi lui avait quand même demandé de l’accompagner et il avait obtempéré.

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Après la capitulation de l’armée belge, il y a eu des tentatives du Roi, bien répertoriées à présent, de constituer un gouver­ nement. Mais Léopold n’a pas pu le faire parce qu’il n’a jamais trouvé un ministre en fonction pour acter la démis­ sion du gouvernement Pierlot. Il se disait alors que mon père serait le ministre des Affaires étrangères de ce nouveau gou­ vernement. Vrai ou pas vrai ? En tout cas, à la fin de la guerre, il a été considéré comme compromis, suspecté de collabora­ tion, et sa carrière s’est terminée. Pendant l’occupation, grâce à la connaissance qu’il avait des Allemands, mon père a porté secours à bien des Belges en difficulté. Il a pu notamment faire libérer l’épouse de Paul­ Henri Spaak, qui était restée en Belgique et qui avait été arrê­ tée par les SS. Bien plus tard, les uns et les autres ayant considéré qu’il avait été injustement écarté, il s’est vu confier une mission de négociations avec les Allemands sur les frontières et les répa­ rations, et il a reçu la plus haute décoration − alors qu’il avait déjà pris sa pension. Cette réhabilitation ne compensait tou­ tefois pas l’arrêt de sa carrière. Lui, qui avait été le plus jeune ambassadeur de Belgique, avait eu le tort de prédire ce qui allait arriver. Ce qu’il préconisait, c’est le contraire de ce que Léopold a fait. Ma curiosité a commencé dans l’agréable village suisse. Puis elle s’est accentuée lors de ma formation chez les bénédic­ tins, qui vous apprenaient à questionner le monde, à contes­ ter le politiquement correct, à développer l’esprit critique. Dans mon cas, ce fut aussi l’esprit de contradiction… Mared­ sous m’a donné goût à la culture, au théâtre, etc. C’est là aussi que je suis devenu « européen », en assistant à une conférence de Spaak et de Pierre­Henri Teitgen sur le traité 12


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de la CECA. J’avais été enthousiasmé par cette formidable perspective d’avenir. Mais, les deux dernières années, ma vie à Maredsous était devenue compliquée. Quatre offices reli­ gieux le dimanche : je ne supportais plus. Donc j’étais en rébellion et je me faisais régulièrement punir. J’étais en lutte ouverte avec le préfet, qui m’avait dit un jour : « Si vous conti­ nuez comme ça, Davignon, vous finirez par ramasser les papiers dans la rue. » Et j’avais répondu : « Pour autant que ce ne soient pas les vôtres, je le ferais volontiers ! » J’ai quand même terminé mes études au collège. Ensuite, j’ai fait deux années de droit à Saint­Louis puis trois années de droit à Louvain. À Saint­Louis, j’ai repris la direc­ tion d’un périodique qu’avait dirigé Jacques Franck avant moi. Il deviendra rédacteur en chef de La Libre Belgique au cours de sa carrière. Nos vies professionnelles nous remet­ tront en contact. Ce sera amusant… Je n’ai pas eu beaucoup de vie estudiantine dans le sens où on l’entend. Je n’étais pas un adepte de la « guindaille ». Je jouais bien un peu au poker, mais c’était sans passion, juste pour faire fructifier une maigre mise de départ et payer mes vacances d’hiver. C’était comme un métier pénible. Je suis donc un produit du système catholique, sans y avoir jamais vraiment adhéré. Lors de la guerre scolaire, j’ai parti­ cipé à la manifestation contre Léo Collard, et j’ai même été arrêté parce que j’avais trouvé où était la soupape de l’auto­ pompe, ce qui n’avait pas plu aux policiers… Nous étions deux cents ou trois cents à avoir été arrêtés et à avoir passé deux jours en caserne. Et au moment du référendum sur le retour du roi Léopold, mon milieu était pour, et je l’ai suivi. Compte tenu de la trappe dans laquelle Léopold avait entraîné mon père, j’aurais pourtant dû être hostile à son 13


retour. Mais, comme étudiant, c’est plus amusant de mani­ fester que de ne pas manifester. Évidemment, on est classé en fonction du milieu dont on vient. Je ne pouvais pas imaginer étudier ailleurs qu’à Louvain. Ce n’était pas dans les mœurs, on n’avait pas le choix. Ce n’est plus du tout la même chose aujourd’hui, même s’il reste cet arrière­fait de stupidité et de dispute entre les réseaux. D’ailleurs, mes enfants ont été où cela leur plaisait, tout comme mes petits­enfants. Et c’est mieux ainsi. J’étais dilettante. Les années universitaires étaient accessoi­ rement des années d’études, mais surtout des années de liberté. Je jouais beaucoup au tennis, j’aimais évidemment beaucoup les sports d’hiver, j’aimais le jazz, j’aimais lire, j’ai­ mais le théâtre. Je faisais beaucoup de théâtre d’amateur. Mon caractère se faisant jour, si j’étais acteur, je voulais sur­ tout être metteur en scène. Et l’université, ce n’était que les deux derniers mois de l’année scolaire ! Il y avait deux ou trois professeurs que je trouvais intéressants et qui me sti­ mulaient. Pour les autres, je faisais juste ce qu’il fallait. J’ai fait en sorte de réussir en première session, sauf une fois, ayant été malade. En dernière année, j’ai quand même fait des efforts pour obtenir mon diplôme avec distinction. C’était la belle vie. Ce n’était pas la jeunesse dorée. On vivait bien, on n’allait pas à la soupe populaire, on était à l’évidence privilégiés mais, l’argent pour aller aux sports d’hiver, il fallait le gagner. En été, mes parents louaient une villa au Zoute, c’étaient des vacances paisibles en famille. Je m’inscrivais aux différents tournois de tennis de la côte, et j’y allais en tram. Certains de mes copains étaient fortunés et d’autres pas.

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J’ai beaucoup appris pendant le service militaire. Selon une certaine norme familiale, il valait mieux être candidat offi­ cier. J’ai donc accepté de faire trois mois de plus, mais à l’École des blindés, parce que, de là, je pouvais rentrer tous les week­ends. À l’armée, j’ai rencontré des mondes que je ne connaissais pas. Maredsous, ce n’était pas un reflet de la société. Mais mes camarades m’ont choisi comme chef de promotion ! L’armée, c’était enrichissant. Mon dilettantisme avait pour conséquence que je ne faisais pas de choix. Je n’avais vraiment pas envie d’être diplomate, parce que je considérais que la diplomatie était un monde de représentation, et les mondanités ne m’intéressaient pas. Je n’ai jamais été mondain, je n’aime pas les cocktails, je n’aime pas les dîners. J’avais vu cette vie de représentation à Berlin. Caché derrière une balustrade, j’avais observé les grands dîners à l’ambassade, j’avais vu Hermann Goering avec son uniforme blanc et ses rubis, et ça ne me plaisait pas du tout. Mais comme mon frère n’était pas intéressé par les choses publiques, mon père était triste que la tradition fami­ liale de service public s’interrompe. J’aimais beaucoup mon père, et je me suis dit que je ne pouvais pas le décevoir. Après mes études, je devais quand même commencer par un stage. Pour devenir avocat ou Dieu sait quoi… Alors, autant pré­ senter le concours diplomatique, qui donnait accès à un stage de deux ans ! Je postposais le moment du choix défini­ tif, et je ne risquais rien. Et c’est comme ça que c’était programmé, sauf que ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées ! Il y a eu un accident. Stagiaire, j’ai été mêlé aux affaires congolaises. Et quand Spaak est revenu aux Affaires étrangères, en 1961, il a eu besoin dans son cabinet de quelqu’un qui connaissait les affaires congolaises. Or, au ministère, il n’y en avait pas. Moi, 15


j’avais déjà travaillé au Congo avec Robert Rothschild. J’y reviendrai. Rothschild était alors redevenu chef de cabinet et il a voulu que je le rejoigne, ce qui a compliqué la vie à Spaak parce que je n’étais pas socialiste. Son parti lui a dit que c’était scandaleux, et il a répondu que lui seul choisissait ses collaborateurs. Voilà : les événements ont alors pris le dessus et je n’ai plus eu la vie normale d’un diplomate de mon âge. Puis, en 1964, Rothschild a dû partir parce qu’il avait une mauvaise santé et qu’il souffrait terriblement du dos, et Spaak m’a nommé chef de cabinet, ce qui m’a surpris parce que je n’avais pas le profil d’un chef de cabinet de ministre socialiste. Et puis, quand Spaak a quitté le gouvernement, il a conseillé à Pierre Harmel de me garder. J’ai été privilégié. En 1964, j’avais trente­deux ans, j’étais très jeune, surtout pour l’époque − et pour la fonction. Comme chef de cabi­ net, mes interlocuteurs étaient de grands fonctionnaires, le secrétaire général, le directeur politique, des ambassadeurs chevronnés, qui ne prenaient pas ça trop bien. Je ne sais plus quel ambassadeur m’a dit un jour combien c’était pénible de devoir prendre les instructions du ministre auprès d’un atta­ ché d’ambassade − il n’y avait pas de grade moins élevé dans la carrière, pas moyen d’être plus bas que moi. Je lui ai sim­ plement répondu qu’il allait devoir s’y habituer ! Ce qui n’était ni très courtois ni très diplomatique… Une autre anecdote. À la direction politique, il y avait une tradition qui consistait, pour les chefs de service, à prendre le café ensemble à onze heures. En 1966, ils s’étaient un jour demandé ce qu’on pouvait bien faire de moi maintenant que Spaak était parti, et ils avaient convenu que je pourrais être envoyé comme conseiller culturel à Paris. Ils ne souhaitaient 16


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pas me punir, mais estimaient que je devais rentrer dans le rang. Avant la fin de leur café, ce même jour, Harmel annon­ çait qu’il me nommait chef de cabinet. Ma carrière diplomatique a donc été très atypique. Je suis le seul à avoir été nommé ambassadeur de Belgique sans avoir jamais mis le pied, si je peux dire, dans une représen­ tation diplomatique belge à l’étranger. J’ai fait toute ma carrière à Bruxelles, avec la sanction financière que cela impliquait, et qui était sérieuse. Mais c’était tellement pas­ sionnant ! L’argent ne m’a jamais motivé, mais j’ai été bien content, quand j’ai été nommé à la Commission européenne, de pouvoir commencer à rembourser mes dettes. La politique ? Je m’étais toujours dit que, oui, un jour, j’en ferais vraiment puisque j’étais plongé dans le monde de la politique, au­delà même des fonctions que j’occupais. Quand Paul Vanden Boeynants est devenu Premier ministre, en 1966, Harmel – après avoir beaucoup et légitimement hésité − m’a dit, avec cette courtoisie exquise qui était la sienne : « Est­ce que vous accepteriez de devenir mon chef de cabinet ? » J’ai évidemment répondu « oui ». Puis il m’a annoncé que cela ne pourrait pas se faire parce que Vanden Boeynants s’y opposait. J’ai pensé qu’il refusait parce que je n’avais pas la carte du PSC – même réticence que chez les socialistes. « Non, c’est parce qu’il prétend que vous avez tenu des propos insultants à son égard. » J’ai répondu que c’était faux. Et j’ai demandé à le voir. Vanden Boeynants m’a reçu et m’a dit qu’il ne pouvait pas accepter ma désignation parce que j’aurais affirmé que « la Belgique avait montré combien bas elle était tombée, puisqu’elle avait choisi un boucher comme Premier ministre ! ». Je lui ai dit, un, que je n’avais jamais dit ça ; et, deux, que la formulation ne corres­ 17


pondait pas à ma manière de parler. Et je lui ai demandé de me confronter à la personne qui lui avait rapporté mes prétendus propos. Il est sorti de la pièce, a été téléphoner manifestement à la personne en question et est revenu me dire simplement : « À bientôt, Monsieur le chef de cabinet ! » Après, nous nous sommes très bien entendus. Je connais­ sais certains de ses défauts, mais j’ai eu énormément de plai­ sir à travailler avec Vanden Boeynants. Il a été un excellent Premier ministre. En 1971, lorsqu’il préparait sa liste pour les législatives à Bruxelles, Vanden Boeynants m’a proposé d’en être. Je lui ai dit que je devais réfléchir. Mais deux ou trois jours après, il m’a retéléphoné pour me dire qu’il avait terminé sa liste et pris plutôt Henri­François Van Aal, un bon journaliste de la RTB, qui a été par la suite un ministre déplorable. Je n’ai pas regretté cette hésitation. La deuxième opportunité s’est présentée à la fin de mon mandat à la Commission européenne, en 1985, quand Gérard Deprez, qui était président du PSC – en fonction du droit coutumier belge, je ne pouvais faire de politique qu’au PSC ! −, m’a sondé. J’ai dit que je voulais bien examiner l’idée, mais à condition qu’on fasse équipe, lui, Philippe Maystadt, Melchior Wathelet et moi. Le PSC était un parti compliqué et Charles­Ferdinand Nothomb, son ancien président, me considérait comme un rival. Il n’avait d’ailleurs pas appuyé ma candidature à la présidence de la Commission euro­ péenne, de peur que je lui fasse de l’ombre. Mais les choses n’ont jamais été claires. Deprez et Wathelet étaient preneurs, mais Maystadt, qui était très secret à ce moment­là, n’avait rien dit. J’en ai conclu que les condi­ tions n’étaient pas réunies. On a dit que j’avais renoncé 18


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parce qu’on ne m’avait pas promis le ministère des Affaires étrangères. Connaissant le système, je ne pouvais évidem­ ment pas demander quelque chose de ce genre… On fait un métier, on prend sa chance dans le métier ! J’étais sûr de pouvoir être tête de liste à Bruxelles, où le PSC cherchait un successeur à Vanden Boeynants. Le reste était totalement aléatoire, je le savais et n’avais pas d’état d’âme à cet égard. Ce qui fait que, quand René Lamy est venu me voir pour me demander si je voulais entrer à la Société générale, je n’avais pas vraiment d’autre plan. Mais j’avais très sérieusement pensé à la politique, parce que j’aime bien ça. En plus, Bruxelles était à prendre à ce moment­là. Et j’avais un peu de notoriété en raison de ce que j’avais fait à la Commission, notamment par mon implication dans la crise sidérurgique. Donc, ça ne s’est pas fait. Mon expérience à la Commission m’avait appris que l’on ne peut agir seul. Avec trois amis commissaires, nous avions pu peser sur la politique d’en­ semble de la Commission. J’étais persuadé qu’il fallait faire de même au sein d’un parti. Il faut des alliés, des amis et des complices pour être efficace. En y repensant aujourd’hui, je me dis que, en réalité, je n’au­ rais jamais pu prendre la décision d’entrer alors en politique, car elle aurait impliqué une confrontation personnelle avec la femme de ma vie, qui était l’étoile du FDF. Mettre une ambition personnelle avant la plénitude de mon existence : je ne l’aurais jamais fait. J’ai toujours eu la chance, lorsque je quittais un métier que j’aimais bien, d’en retrouver un autre que j’allais aimer. Je n’ai jamais eu de nostalgie. Aussi parce que les ruptures n’ont jamais été à 100 % . J’ai eu pourtant un moment difficile dans 19


ma vie professionnelle, quand j’ai senti que je devais quitter les Affaires étrangères parce que j’y assumais une position qui n’était ni tenable ni convenable. Beaucoup de nos inter­ locuteurs étrangers ne voulaient pas parler au ministre en fonction, Renaat Van Elslande, mais préféraient me parler à moi, qui étais directeur de la politique. Cela ne pouvait que mal finir. À ce moment­là, j’ai réfléchi sérieusement à quitter la car­ rière et à faire autre chose. Je ne savais pas bien quoi, mais j’avais l’inconscience et l’optimisme de mon âge. Et c’est alors qu’est intervenue l’opportunité totalement inattendue de devenir membre de la Commission européenne. Le Premier ministre d’alors, Leo Tindemans, avec qui j’avais travaillé pour le Rapport Tindemans sur l’Union européenne, ne voulait pas se rendre ridicule en proposant pour la Com­ mission deux personnes parfaitement respectables, mais qui avaient la même connaissance des affaires européennes qu’un oiseau de passage : Alfred Califice et Antoine Humblet. Le poste revenait à une personnalité francophone choisie par le PSC – qui avait avancé ces deux noms. Tindemans a pris les choses en main et décidé : « Ce sera Davignon ! » Pour conclure ce premier volet, je dirais que je n’ai jamais su ce que c’était, l’aristocratie. Aujourd’hui, je suis comte. Mais ce n’est pas comme cela que je conçois la société. Mon petit village suisse était une structure sans classes sociales. Les gens importants construisaient des chalets ou dirigeaient des hôtels. Les enfants appartenaient à un même groupe social. À Maredsous, c’était différent, mais mon service mili­ taire m’a replongé dans la réalité de la société. Pour le reste, le fait de voir la misère en Afrique, ça vous rend sensible aux problèmes humains… Et j’ai toujours gardé cette préoccupa­ 20


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tion sociale. D’ailleurs, au moment où tous les problèmes sociaux se sont posés quand j’étais à la Commission euro­ péenne, je n’ai eu aucune difficulté à être en désaccord avec les patrons sidérurgistes. Ce n’était pas mon monde. Mon grand­père, que je n’ai pas connu, était devenu vicomte parce que, ayant la tuberculose, il avait dû démissionner, en 1915, de son poste de ministre des Affaires étrangères. Pour le remercier, le roi Albert l’avait nommé vicomte. Charles de Broqueville était Premier ministre. Une des filles de mon grand­père, qui était très jolie et très rigolote, l’avait inter­ pellé un jour en se plaignant du fait que seul son frère aîné allait bénéficier du titre. Et Broqueville – avec un œil égrillard ou non, je n’étais pas là – a dit qu’il allait arranger ça. De ce fait, tous les Davignon sont devenus vicomtes. Moi, je n’ai jamais porté attention à ce statut, je n’ai jamais signé « Le vicomte Davignon », parce que je n’y étais pour rien. Je n’ai jamais pensé appartenir à une aristocratie, mais j’ai toujours su que je faisais partie des privilégiés. Je suis devenu comte en 2017 parce qu’il a été estimé que mon parcours réunissait les conditions pour l’accès à ce titre. Avec sa mauvaise expérience, mon père m’avait tou­ jours encouragé à me tenir à distance du Palais royal. Un jour, quand j’étais diplomate, le roi Baudouin m’avait sondé pour voir si j’accepterais une fonction au Palais, et j’ai fait en sorte qu’il admette que ce n’était pas une bonne idée. J’avais une profonde méfiance à l’égard de l’égoïsme du Palais royal : on presse le citron et, une fois qu’il est pressé, on l’abandonne. C’était tout à fait la manière dont mon père avait été traité par Léopold III. Mais je suis assez proche du roi Philippe. Lorsqu’il m’a fait savoir que cela lui faisait plaisir de me proposer le titre de 21


PORTRAITS Jean Van den Bosch après être entré au ministère des affaires étrangères, j’ai rencontré celui qui représente pour moi l’incarnation même du diplomate moderne, Jean van den Bosch. alors ambassadeur de Belgique au Caire, il deviendra secrétaire général du département et sera le premier ambassadeur − emblématique − de Belgique au Congo. J’assurais alors, avec un collègue plus expérimenté que moi, le secrétariat d’une conférence d’ambassadeurs convoquée par le ministre pierre Wigny. Celui-ci, alors même que la Belgique n’entretenait pas de relations diplomatiques avec la Chine populaire de Mao, et que lui-même n’était guère connu sur la scène internationale, s’était proposé comme médiateur pour résoudre le conflit armé qui opposait Formose et la Chine continentale. van den Bosch, en termes mesurés, expliqua au ministre que ce conflit ne concernait pas la Belgique et qu’elle ne disposait d’aucun atout pour apporter une contribution utile à sa résolution. si son raisonnement était inexorable, les termes employés restaient courtois. au-delà de la critique, il suggéra que la diplomatie belge devait s’adapter en profondeur à la naissance de l’Europe intégrée, d’une part, et, d’autre part, à l’arrivée sur la scène internationale des pays du tiers-monde qui venaient de se réunir en conférence à Bandung. Il m’a appris la nécessité d’une vue stratégique pour définir le rôle que pouvait encore jouer un État de notre taille – à condition que le ministre accepte de se concentrer sur l’essentiel. sans se départir de la loyauté que doit montrer un fonctionnaire vis-à-vis de son ministre, il a apporté une contribution indispensable au débat. J’ai retenu la leçon.

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taBLE DEs MatIèrEs

Avant-propos

7

I

9

II

23 portraits Jean Van den Bosch Robert Rothschild Patrice Lumumba

III

41 42 43 45

portraits Paul-Henri Spaak AndrĂŠ de Staercke IV

59 60 61

portrait Philippe de Schoutheete V

69 71

portraits Maurice Couve de Murville Joseph van der Meulen

78 79


VI

81 portraits Pierre Harmel LĂŠon Lambert

VII

88 89 91

portraits Michel Jobert Henry Kissinger VIII

101 103 105

portrait Donald Rumsfeld

112

IX

115

X

129 portraits Leo Tindemans Jacques Delors Jean-Claude Juncker

XI

141 142 144 145

portrait Wilfried Martens

153

XII

155

XIII

173 portraits Maurice Lippens Philippe Bodson GĂŠrard Mestrallet

186 188 189


XIV

191 portrait Philippe de Woot

XV

196 197

portrait Guy Verhofstadt XVI

205 207

portraits Jean-Luc Dehaene Herman Van Rompuy

213 214

XVII

215

Remerciements

219

Index

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