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Graeber et les limites du militantisme théorique

À propos de : David Graeber, Bureaucratie. L'utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.
Thibault Le Texier
Bureaucratie
David Graeber, Bureaucratie. L'utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015, 304 p., traduit de l'anglais par Françoise Chemla, ISBN : 979-10-209-0291-7.
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Texte intégral

1Disons le tout de suite : si David Graeber est un penseur original et souvent inspiré, son dernier recueil d’articles est un peu décevant. Loin de montrer l’érudition et l’esprit de synthèse qui faisaient la force de sa critique de la dette, il ne fait que rassembler, généralement sans les approfondir, des observations déjà présentes dans ses précédents ouvrages. La sortie très médiatisée de ce livre est l’occasion de discuter les thèses politiques de son auteur et les platitudes théoriques de son militantisme.

  • 1 Graeber David, Debt: The first 5,000 years, New York, Melville House, 2011.

2Disciple de Marshall Sahlins, admirateur de Marcel Mauss et anarchiste revendiqué, David Graeber est professeur à la London School of Economics. Après une thèse d’anthropologie sur la violence d’État à Madagascar, il s’intéresse au concept de valeur et aux inégalités. Connu pour son engagement dans le mouvement altermondialiste puis au sein d’Occupy Wall Street, il accède à la notoriété avec son ouvrage sur la dette1, vendu à plus de 100 000 exemplaires aux États-Unis et traduit en une dizaine de langues.

  • 2 Comme Graeber le résume avec humour dans la déclaration d’intention du journal de « théorie ethnogr (...)

3Sa pensée très intuitive, à la fois érudite et accessible, est souvent astucieuse et d’une pluridisciplinarité vivifiante. Graeber se méfie des grands systèmes théoriques et des grands intellectuels – tendance Sartre comme tendance Foucault. Selon lui, la théorie doit venir appuyer la description, et non la description n’être qu’un prétexte à théoriser. Ainsi produit-il avant tout des « esquisses », des « pistes de réflexion » et des « éléments de théorie » destinés à un public large. En même temps, il ne cache pas sa frustration devant le reflux de la pensée anthropologique, qui a cessé depuis le début des années 1980 de produire des concepts pour se contenter de gloser sans fin et sans fond sur le « biopouvoir », le « panoptique », la « déterritorialisation » et la « postmodernité »2.

4Tiraillé entre son ambition théorique, sa réticence à totaliser et ses efforts de vulgarisation, Graeber a les défauts de ses qualités : sa prose bouillonnante et imagée se perd parfois en digressions et en anecdotes inutiles, voire en acrobaties rhétoriques ; son rejet des grands systèmes abstraits ne l’empêche pas d’universaliser sans vergogne LE capital, LA hiérarchie, LE pouvoir, LA bureaucratie, LES élites, etc. ; et s’il en appelle à inventer de nouvelles manières de penser la politique, il se contente souvent, en la matière, de chausser les gros sabots de l’anti-capitalisme standard.

Trois articles, une introduction et un appendice

5Le présent ouvrage est un recueil de trois articles parus en 2012, agrémentés d’une introduction et d’un appendice, le tout écrit dans une veine « large et non systématique » (p. 241).

  • 3 Hibou Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

6En guise d’introduction, Graeber commente ce qu’il nomme la « loi d’airain du libéralisme » : « Toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État » (p. 16-17). Ce phénomène, observé par Durkheim, Weber, Polanyi, Foucault et Bourdieu, a été récemment étudié par Béatrice Hibou3. Hélas, Graeber ne discute aucun de ces travaux.

7Ce qui l’intéresse, c’est notre entrée dans « l’ère de la “bureaucratisation totale” », qui voit la « fusion progressive de la puissance publique et privée en une entité unique, saturée de règles et de règlements dont l’objectif ultime est d’extraire de la richesse sous forme de profits », en recourant si besoin à la violence physique (p. 25). « Une critique de la bureaucratie adaptée à notre époque doit montrer que tous les fils conducteurs – la financiarisation, la violence, la technologie, la fusion du public et du privé – convergent pour former un réseau unique qui s’auto-alimente » (p. 53). Une telle « critique de gauche de la bureaucratie fait cruellement défaut », observe-t-il, avant d’ajouter que « ce livre n’en esquisse pas vraiment les contours » (p. 55). Nous voilà prévenus.

Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle

8Ce premier chapitre, à la fois le plus long et le plus intéressant, vise à dénaturaliser ce fait à la fois évident et trop peu questionné : notre vie est tissée de rituels bureaucratiques (ce sont des documents dûment tamponnés qui actent notre venue au monde et notre mort, qui nous confèrent un nom et une place dans l’ordre social, etc.). Et pourtant les ethnographes ne disent mot, ou presque, de ces mille rites de passage, d’initiation, de consécration et d’officialisation – tout simplement, explique Graeber, parce que la paperasse est morne. Un formulaire préfectoral, c’est bien moins excitant qu’une cérémonie funéraire papoue.

  • 4 Dans son ethnographie du Direct Action Network new-yorkais, Graeber se demandait déjà pourquoi Webe (...)

9Les théories du pouvoir en vogue laissent généralement de côté la bureaucratie. À l’inverse, remarque-t-il, des penseurs comme Weber et Foucault sont précisément à la mode parce qu’ils déculpabilisent les bureaucrates : si le pouvoir est partout, pourquoi les blâmer eux plutôt que d’autres ?4

10Si Graeber regrette que la plupart de ses collègues anthropologues occultent la violence (en préférant insister, par exemple, sur la manière dont les peuples traditionnels se « réapproprient » les objets et les croyances extérieurs), il déplore également la fortune du concept de « violence symbolique ». Il déconseille d’ailleurs à ces mêmes collègues d’essayer de pénétrer dans une bibliothèque universitaire sans posséder une carte de lecteur valide, ou de s’approprier les biens de leur voisin sans son consentement : un homme en uniforme, sans doute muni d’un bâton, ne manquerait pas de les rappeler à l’ordre.

11Tel est, selon Graeber, l’angle mort des théories contemporaines du pouvoir : tout le système bureaucratique « repose en dernier ressort sur la menace de la force » physique (p. 72). L’auteur emprunte ici aux études féministes le concept de « violence structurelle » pour décrire ces « structures qui n’ont pu être instituées et maintenues que par la menace de la violence, même si, dans leur fonctionnement ordinaire, quotidien, aucune violence physique n’est nécessaire » (p. 73).

  • 5 Graeber David, « On the Phenomenology of Giant Puppets: Broken Windows, Imaginary Jars of Urine, an (...)

12Cette situation produit selon lui un déséquilibre cognitif : c’est aux dominés qu’il revient d’accomplir le travail d’interprétation nécessaire à la bonne marche de la société, tandis que l’insouciance et la paresse intellectuelle sont des luxes de dominants (typiquement, les femmes sont habituées à se mettre à la place des hommes, mais l’inverse est plutôt rare). L’autorité bureaucratique, continue Graeber, représente une « guerre contre l’imagination humaine » (p. 100). Son arme, ce sont ces fameuses « zones blanches de l’imagination » : un réel simplifié, catégorisé, standardisé, que les bureaucrates peuvent gérer sans heurts. Face à cette myopie volontaire, la pensée de gauche se doit de proposer une « ontologie politique de l’imagination »5, comme a pu le faire un moment le mouvement altermondialiste.

Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit

13Ce deuxième article est une méditation sur l’absence de progrès technologiques véritables depuis cinquante ans : alors que les petits-enfants de Jules Verne ont fini par connaître le sous-marin, la fusée spatiale et l’hélicoptère, nous, nous n’avons ni les voitures volantes, ni les vaccins universels, ni la télé-transportation que nous promettait la science-fiction des années 1950.

14Pour Graeber, la plupart de ces inventions étaient à portée de main, mais nous avons choisi d’orienter nos recherches vers d’autres horizons. Et plutôt que de transformer le réel, nous avons entrepris de le simuler. Voilà qui expliquerait le postmodernisme, cette chronique mélancolique de bouleversements technologiques annoncés qui, au final, n’ont pas bouleversé grand-chose.

15Depuis les années 1950, de fait, l’innovation technologique semble s’être tarie. Rien de bien ébouriffant n’a succédé aux fours à micro-ondes (1954), à la pilule (1957) et aux lasers (1958). Internet ? Peut-être… mais n’est-ce pas un simple métissage de la Poste, de la télévision et du téléphone, trois inventions datant d’avant les années 1930 ?

16Selon Graeber, cet épuisement de l’imaginaire technique tient à deux facteurs principaux : d’une part, l’université est devenue un champ de bataille entre « professionnels de l’autopromotion », à mille lieux du refuge pour « esprits excentriques, brillants et manquant de sens pratique » qu’elle fut un temps (p. 160) ; d’autre part, depuis les années 1970 l’investissement « est passé de technologies associées à la possibilité d’avenirs différents à des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social », tels que les calmants et les programmes de la NSA (p. 143). En d’autres termes, l’innovation technologique ne s’est pas épuisée, elle a été volontairement tarie par Wall Street et par le Pentagone.

L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond

17Le troisième article est le moins convaincant. Sous couvert de questionner l’attrait de la bureaucratie, Graeber serpente ici entre la Poste allemande, dont Lénine a dit s’inspirer pour instaurer le communisme... le genre littéraire de l’heroic fantasy... Platon... la bureaucratie céleste virtuelle au Moyen Âge... sans vraiment parvenir à prouver quoi que ce soit, sinon son érudition.

18Si les règles bureaucratiques sont attrayantes, écrit Graeber, c’est parce qu’elles sont, comme les transactions en liquide, dépersonnalisées et prévisibles. Ainsi, ce qui fait leur succès, « c’est la peur du jeu » (p. 225), la crainte d’une action au résultat incertain. Et c’est à peu près tout.

La violence bureaucratique

  • 6 Graeber marche ici dans les pas de Weber (la dimension psychique en moins) : « au cours du développ (...)

19Depuis ses premières dissertations universitaires, une grande part du travail de Graeber consiste à remettre sur le devant de la scène les violences fondatrices de l’ordre social : violence de la guerre, violence de la conquête, violence de la dette, violence de l’esclavage, violence du salariat, violence policière et violence de la souveraineté. Selon lui, rares sont les institutions qui ne sont pas filles du glaive, du fouet ou de la matraque (car quand il parle de violence, il a surtout en tête la violence physique) ; une violence fondatrice qui fut par la suite occultée ou acceptée comme allant de soi6.

  • 7 Le leitmotiv hollywoodien opposant le flic franc-tireur au chef procédurier est corroboré par les s (...)

20Pour Graeber, la bureaucratie constitue elle aussi une forme de violence. C’est une violence de basse intensité, certes, mais une violence guère différente de celle exercée par la police. Dans presque tous ses ouvrages, il qualifie ainsi les policiers de « bureaucrates en armes », ce qui peut sembler une contradiction dans les termes. Le policier n’est-il pas l’antithèse du bureaucrate ? N’agit-il pas sur le terrain, de manière réactive, souvent au mépris des règles et dans un rapport physique avec les autres ?7 Contrairement à ce que croit Graber, la bureaucratie s’est constituée par opposition à la violence physique, dans une ritualisation du droit, de l’écrit, des fonctions et des procédures destinée à conjurer la densité des rapports personnels (et quoi de plus personnel qu’un rapport physique ?). Car tel est bien le problème qui se pose aux sociétés dépouillées de la trame familière des relations de confiance : comment maintenir l’ordre entre individus qui ne font que vivre côte-à-côte et qui, de plus en plus, sont en concurrence les uns avec les autres ?

21Le monopole des moyens légitimes d’exercer la violence est une réponse possible ; la bureaucratie est en une autre. Policiers et bureaucrates sont complémentaires, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils se ressemblent. Au lieu de rabattre les uns sur les autres, il faut comprendre tout ce qui les sépare. En la matière, l’opposition des policiers aux tentatives de managérialisation de leurs activités est particulièrement instructive.

  • 8 Graeber David, Debt: The first 5,000 years, New York, Melville House, 2011, p. 386.
  • 9 Matelly Jean-Hugues et Mouhanna Christian, Police des chiffres et des doutes, regard critique sur l (...)

22Plutôt que d’analyser, dans le sillage de Weber, comment la rationalisation du négoce a requis et appelé la rationalisation du droit, ou comment l’extension de la bureaucratie et celle des échanges marchands répondent toutes deux à une rationalisation et à une dépersonnalisation des relations sociales, Graeber se contente d’affirmer que « tout système qui réduit le monde en chiffres ne peut être maintenu que par les armes »8. C’est pour le moins discutable. De nombreux travaux montrent par exemple que c’est justement la politique du chiffre qui pousse les policiers à privilégier les arrestations aux dépens d’autres formes d’intervention9.

23Que la violence ait un rôle fondateur n’implique pas qu’elle explique tout – de même que l’étymologie d’un terme n’en éclaire pas nécessairement les usages ultérieurs. Graeber me paraît ici un peu prisonnier des conceptions du pouvoir comme force de coercition imposant d’en haut un ordre idéal. J’y reviendrai.

24La bureaucratie ne s’attache pas seulement à de « gros objets » tels que les voitures, les bateaux et les immeubles (dont l’acquisition, la vente et le simple fonctionnement génèrent des monceaux de paperasse, comme Graeber le soutient à raison) ; elle s’attache aux individus eux-mêmes et aux moindres de leurs relations. Ne nous en déplaise, il y a un bureaucrate en chacun de nous. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir le temps que nous passons à remplir des formulaires sur Facebook, à quantifier nos activités ou à gérer notre emploi du temps – non par crainte de la violence policière ou par « peur du jeu », mais par goût, par habitude, par souci d’efficacité, par crainte de la solitude et pour bien d’autres raisons.

Le fantôme de Hobbes

  • 10 Graeber David, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2004, p. 68

25En 2004, Graeber appelait de ses vœux une « anthropologie anarchiste », soulignant « à quel point il nous est difficile de penser en dehors du cadre étatique »10. Comme Foucault, Graeber voudrait trancher la tête du Roi ; et comme lui, à force de lui tourner autour, couperet en main, il finit par nous focaliser sur son pouvoir au lieu de nous en affranchir.

26Graeber reprend ici l’antienne habituelle, selon laquelle nous subissons aujourd’hui deux grandes dominations : celle de l’État et celle du marché. D’un côté, le pouvoir de la force physique ; de l’autre, celui de l’argent. Une grande partie de son œuvre entend ainsi montrer comment ces deux maîtres s’accoquinent et comment, peu à peu, les « rapports économiques » sont devenus des relations de pouvoir.

27Si les travaux de Graeber sur la valeur et sur la dette proposent une vision très nuancée du marché, ses écrits politiques caricaturent les représentants de l’État soit en manipulateurs tout puissants, soit en butors aveugles : tantôt ils savent exactement ce qu’ils veulent et l’obtiennent sans peine, tantôt ils sont prisonniers de « points de vue extrêmement schématiques, minimaux, obtus, typiques des puissants » (p. 99). À cet égard, l’idée que la bureaucratie se paierait le luxe de l’ignorance et laisserait aux administrés le gros du travail interprétatif me semble très discutable, tant il est clair que les États en savent aujourd’hui bien plus long sur leurs citoyens – et les entreprises sur leurs clients – que réciproquement.

28S’il est vrai que la bureaucratie produit des lieux très pauvres symboliquement, comme le soutient Graeber de manière convaincante, pourquoi ne pas les voir comme des espaces de liberté dont le sens est justement à construire ? L’État m’impose de déclarer la naissance de mes enfants à l’état civil et de les faire vacciner, mais il ne me dit pas comment les nommer, les éduquer, les amuser, etc. À cet égard, l’État est beaucoup moins envahissant et prescriptif que le marketing.

29Et c’est là un autre talon d’Achille de l’argumentation : est-ce vraiment de l’administration publique dont nous devons nous méfier aujourd’hui ? Je crois au contraire que notre vie tourne de moins en moins autour de l’État – en dehors de nos vingt premières années, que nous passons encasernés par ces dangereux bureaucrates que sont les enseignants. Non, l’institution cardinale de nos sociétés, c’est aujourd’hui l’entreprise. C’est elle qui subvient à presque tous nos besoins, quand l’État ne fait souvent que servir ses intérêts. Et si l’on pouvait comparer le volume de paperasse produit par les entreprises à celui produit par les États, le résultat serait sans doute éloquent.

30Graeber a raison de relever qu’une proportion croissante des réglementations publiques est directement dictée par des entreprises. Seulement, il faut aller plus loin. Par exemple, la gouvernance n’est-elle pas plus problématique que la bureaucratie ? Graeber se réjouit des victoires du mouvement altermondialiste sur le FMI (Fonds monétaire international). Mais ces victoires ont pourtant conduit à la privatisation de la régulation financière internationale, passée des mains du FMI (institution très critiquable, mais néanmoins publique et relativement transparente) à celles d’institutions informelles semi-privées comme le Comité de Bâle, le G8, le GAFI (Groupe d’action financière) et le CSF (Conseil de stabilité financière). Ce que l’on nomme aujourd’hui « gouvernance mondiale » recouvre bien souvent un tel transfert de souveraineté de corps élus à des instances dépourvues de toute légitimité démocratique.

31Dans un monde impersonnel et globalisé, il y a peut-être pire que la bureaucratie : l’absence de bureaucratie. Car la bureaucratie stabilise, rend visible, arrime le pouvoir à des agencements qui sont à la fois lisibles, discutables et transformables, contrairement aux pouvoirs occultes (conseillers privés, organisations informelles, clubs, sociétés secrètes) ou incorporés dans les individus (charisme, patriarcat) – je me fais l’avocat du diable pour les besoins de l’exercice, mais je ne crois pas exagérer.

Bureaucratie ou management ?

32Graeber introduit son ouvrage en soulignant que l’on ne parle plus de la bureaucratie. On en a beaucoup parlé à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et puis plus du tout. Pourquoi ?

  • 11 Desmond Keeling, Management in Government, London, Allen and Unwin for the Royal Institute of Publi (...)

33Selon lui, c’est parce que l’on s’y est habitué : on ne la voit pas davantage que le poisson rouge ne voit son bocal ; elle est devenue notre écosystème. L’argument me semble faible. La pollution et les inégalités sont aussi notre écosystème et cela ne nous empêche pas de les critiquer. À mon sens, si on ne parle plus de la bureaucratie, c’est qu’elle a été absorbée par le management (le début des années 1970 marquant précisément la naissance du New Public Management11). Et le management, on n’arrête pas d’en parler.

34Graeber note bel et bien que « la plupart des habitudes et sensibilités bureaucratiques américaines sont issues du secteur privé – de la tenue vestimentaire au langage et à la conception des formulaires et des bureaux » (p. 21). Mais il affirme ensuite que le modèle d’organisation de la bureaucratie publique américaine a été la Poste, puis il souligne qu’elle fut elle-même inspirée par l’armée. Tout cela est un peu confus.

35À mesure qu’il se développe, le capitalisme n’affranchit pas les individus des carcans de la tradition et de la bureaucratie pour leur permettre d’assouvir enfin leurs désirs les plus chers. Cela, Graeber l’a bien compris. Seulement il ne semble pas voir que ce sont désormais des compagnies privées qui corsètent les individus de normes toujours plus nombreuses, d’incitations toujours plus invasives et d’outils de mise au travail toujours plus totalisants. Le monde ne devient pas une immense bureaucratie ; il devient une immense entreprise.

36Typiquement, Graeber postule à tort que le nouveau langage bureaucratique est issu du développement personnel (p. 47). Or, l’influence est précisément inverse : depuis une trentaine d’années, un nombre croissant d’ouvrages de développement personnel promeuvent l’auto-entrepreneuriat et le management de soi, soumettant à la logique gestionnaire et marketing nos actes les plus quotidiens et nos relations les plus intimes.

37Cela résulte autant du pouvoir croissant des entreprises et de la marginalisation des États que d’une technicisation grandissante des rapports sociaux. Graeber a raison de critiquer la primauté du comment sur le pourquoi, qui nous fait paraître sensée « cette division intuitive entre moyens techniques rationnels et finalités ultimes irrationnelles » (p. 51). Mais il faudrait montrer aussi à quel point la prolifération de nos prothèses technologiques cimente cette logique du mode d’emploi, de la quantification et de l’efficacité qui est au cœur de la gestion. Car nous ne recouvrons pas le monde d’une couche de papier, mais d’une couche d’information.

38Comment expliquer que Graeber puisse publier, en 2015, une critique de la bureaucratie qui laisse le management presque entièrement dans l’ombre ? Je risquerais deux explications : la première, c’est que la gestion étant un pouvoir distinct de l’État et du marché, elle échappe aux observateurs privilégiant ces deux prismes d’analyse. La seconde, c’est que le pouvoir managérial est réfractaire à l’usage de la force physique (caractère qu’il partage d’ailleurs avec la bureaucratie publique). On peut certes voir la chaîne d’assemblage comme un dispositif violent, qui assujettit l’ouvrier à un rythme et à des gestes qu’il ne choisit pas. Mais c’est un cas extrême. Le management s’est développé précisément en réaction à la discipline souvent brutale des contremaîtres et à la personnalisation des relations de travail.

Les limites de l’imagination

39Pour Graeber, l’anthropologie a pour tâche de rendre le monde exotique et de démythifier les évidences de la rationalité occidentale. Après avoir dénaturalisé notre conception économiciste de la valeur, puis dénaturalisé notre conception de l’échange marchand comme pure transaction fonctionnelle, il veut ici dénaturaliser notre conception de la bureaucratie comme arrangement institutionnel nécessaire à notre vie en commun. Un autre monde est pensable.

40L’appendice du recueil, intitulé « De Batman et du pouvoir constituant », propose une réflexion stimulante sur les super-héros américains. Graeber les décrit comme des individus essentiellement réactionnaires qui ne font que s’opposer à la créativité débridée de leurs ennemis pour restaurer un équilibre passé – plutôt que d’employer leurs moyens extraordinaires à supprimer la faim dans le monde ou à concevoir des énergies propres. Si, d’un côté, le conservatisme manque cruellement d’inventivité, pour la gauche au contraire « l’imagination, la créativité, et par extension la production, le pouvoir de faire advenir de nouveaux objets et de nouveaux dispositifs sociaux, sont toujours à célébrer » (p. 254).

  • 12 Graeber David, Revolutions in Reverse: Essays on Politics, Violence, Art, and Imagination, London, (...)

41La philosophie politique de Graeber se déploie entre ces deux pôles : d’un côté la violence, de l’autre l’imagination. À ses yeux, il est regrettable que la pensée politique peine à s’extraire des dogmes néolibéraux alors même que, du zapatisme à Occupy Wall Street, les mouvements sociaux ont montré la fécondité de l’anarchisme12.

42On regrette d’autant plus que ses analyses, coincées entre l’État et le marché, se contentent d’accuser la bureaucratie et les marchés financiers de tous les maux. Pourquoi n’a-t-il pas questionné ces phénomènes à la lumière de concepts qu’il a raffinés dans ses travaux précédents, tels que la valeur, l’échange, la visibilité, la hiérarchie et la souveraineté ?

43Graeber butte là, je pense, sur l’une des limites du militantisme intellectuel. On peut produire une critique radicale et accessible sans tomber dans la caricature, les oppositions binaires et les poncifs anti-capitalistes. Mais peut-on, tout en se revendiquant d’un courant idéologique, se déclarer pourfendeur de toutes les idéologies ? C’est plus difficile, et ce recueil en est la preuve même : prenant à contre-pied quelques grandes idées en vogue (« davantage de marché signifie moins d’État », « le savoir c’est le pouvoir et réciproquement », « la technologie a récemment fait de grands progrès », « nos sociétés sont fondamentalement pacifiées »), il donne incontestablement matière à penser ; mais cela ne l’empêche pas de reprendre à la lettre un discours militant qui, tout à son obsession de l’État et de la finance, se rend aveugle au pouvoir des entreprises et à l’ubiquité du management.

  • 13 Graeber David, Toward an Anthropological Theory of Value: The False Coin of Our Own Dreams, New Yor (...)

44Certes, parce qu’elle se concentre généralement sur des populations opprimées, « l’anthropologie relève nécessairement d’un projet moral »13. Mais on ne saurait restaurer l’utilité critique de cette discipline au détriment de son ambition théorique et de sa rigueur intellectuelle. Graeber n’a plus à démontrer qu’il peut être à la hauteur d’une telle tâche.

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Notes

1 Graeber David, Debt: The first 5,000 years, New York, Melville House, 2011.

2 Comme Graeber le résume avec humour dans la déclaration d’intention du journal de « théorie ethnographique » qu’il a co-fondé : « récemment tous les indigènes semblent être devenus deleuziens » (Da Col Giovanni et Graeber David, « Foreword: The Return of Ethnographic Theory », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 1, n° 1, 2011, p. vi-xxxv, p. xiii).

3 Hibou Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

4 Dans son ethnographie du Direct Action Network new-yorkais, Graeber se demandait déjà pourquoi Weber et Foucault, ces deux apologues de l’efficacité bureaucratique, sont aujourd’hui si prisés, alors que tous ceux qui fréquentent la bureaucratie vous diront qu’elle se démarque surtout par sa bêtise et son incompétence. Il soulignait alors que la fascination américaine pour le couple savoir/pouvoir a commencé précisément à la fin des années 1970 et au début des années 1980, quand les anciens militants universitaires se sont retirés des luttes sociales pour se consacrer à l’éducation des enfants de la bourgeoisie (Graeber David, Direct Action: An Ethnography, Oakland, AK Press, 2009, p. 518).

5 Graeber David, « On the Phenomenology of Giant Puppets: Broken Windows, Imaginary Jars of Urine, and the Cosmological Role of the Police in American Culture » (2006), in Graeber David, Possibilities: Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, Oakland: AK Press, 2007, p. 375-417, p. 406-409

6 Graeber marche ici dans les pas de Weber (la dimension psychique en moins) : « au cours du développement historique, l’usage de la force physique a été monopolisée de façon croissante par l’appareil de contrainte d’une espèce déterminée de socialisation et de communauté par entente, à savoir l’organisation politique. Elle a été ainsi convertie en une menace organisée de la contrainte par les puissants et finalement, par un pouvoir qui se donne formellement l’apparence de la neutralité. [Cette] “contrainte” de nature physique ou psychique est, d’une manière ou d’une autre, à la base de presque toutes les socialisations » (Weber Max, « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » (1913), in Essais sur la théorie de la science, trad. par J. Freund, Paris, Plon, 1965, p. 325-398, p. 384).

7 Le leitmotiv hollywoodien opposant le flic franc-tireur au chef procédurier est corroboré par les sociologues de la police. Voir le bien nommé Dirty Harry Problem, selon lequel nombre d’officiers de police sont tiraillés entre respect des règles et impératif d’efficacité (Klockars Carl B., « The Dirty Harry Problem », Annals of the American Academy of Political and Social Science, n°. 452, 1980, p. 33-47).

8 Graeber David, Debt: The first 5,000 years, New York, Melville House, 2011, p. 386.

9 Matelly Jean-Hugues et Mouhanna Christian, Police des chiffres et des doutes, regard critique sur les statistiques de la délinquance, Paris, Michalon, 2007 ; Moskos Peter, Cop in the Hood: My Year Policing Baltimore’s Eastern District, Princeton: Princeton University Press, 2008, p. 145-157.

10 Graeber David, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2004, p. 68.

11 Desmond Keeling, Management in Government, London, Allen and Unwin for the Royal Institute of Public Administration, 1972.

12 Graeber David, Revolutions in Reverse: Essays on Politics, Violence, Art, and Imagination, London, Minor Compositions, 2011.

13 Graeber David, Toward an Anthropological Theory of Value: The False Coin of Our Own Dreams, New York, Palgrave, 2001, p. 255.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thibault Le Texier, « Graeber et les limites du militantisme théorique », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/21365 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.21365

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Rédacteur

Thibault Le Texier

Chercheur associé à l’université de Nice.

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Droits d’auteur

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