Extrait "Les Penseurs du vivant" de Nicolas Truong

Page 1

Les penseurs du vivant

nicolas truong ACTES SUD L e s grands entretiensdu M on ed
essais tribunes chroniques ...

Le tournant écopolitique de la pensée

Le désastre écologique a provoqué un bouleversement idéo‑ logique. Peut être même une révolution intellectuelle. Au cœur d’une vie des idées qui a parfois tendance à ronronner, le souci planétaire crée en tout cas un salutaire appel d’air. De la catastrophe nucléaire de Fukushima à la fonte du permafrost de l’Alaska, de la crise sanitaire liée au Covid 19 aux espoirs dé çus des conférences internationales sur le climat, la pensée s’est décentrée, renouvelée, régénérée afin de relever le défi de pen ser dans un monde abîmé. Une nouvelle génération d’auteurs est en train d’éclore sur la crise du capitalisme, les décombres du soviétisme et les impasses du productivisme. Des intellec tuels de terrain, souvent, qui se sont frottés à l’ethnologie et formés à l’anthropologie. Ancrés dans des territoires – ou reliés à ceux ci – qu’ils défendent à l’aide de nouveaux concepts. Ainsi, alors qu’elle étudie la façon dont certaines populations indi gènes subarctiques résistent à l’économie extractiviste de part et d’autre du détroit de Béring – les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka –, l’anthropologue Nastassja Martin s’est elle investie dans un collectif citoyen, dans le canton alpin de La Grave (Hautes Alpes), au cœur du massif des Écrins, afin de proposer une alternative au projet de “Disneyland de la glisse” en cours et de revivifier l’écosystème montagnard. Alors qu’il nourrit sa réflexion politique de sa pratique de naturaliste et sa métaphysique de son art de pister le loup du Var, la panthère des neiges du Kirghizistan ou les lombrics des composts d’ap partement, le philosophe Baptiste Morizot se mobilise au sein du projet “Vercors vie sauvage”, un écrin de 490 hectares de fo rêt acheté par plus de 10 000 donateurs afin de le soustraire à l’exploitation et de le laisser en libre évolution. Ces manières de penser de façon accordée ne sont pas le signe de la fin de l’universalité, mais celui d’un ancrage territorial de la pensée. En France, le terrain avait été défriché par quelques pionniers. Mi‑ chel Serres avait chahuté la philosophie du droit avec Le Contrat naturel (Flammarion, 1990). Le botaniste Jean‑Marie Pelt avait popularisé la “vie sociale” des plantes, et Francis Hallé en avait fait “l’éloge”. Élisabeth de Fontenay avait mis au jour l’énigme de l’animalité au sein du corpus philosophique occidental dans Le Silence des bêtes (Seuil, 1998) ; Jean Christophe Bailly avait reconverti la poésie à la parole muette de l’animal dans Le Parti pris des animaux (Christian Bourgois, 2013) et Catherine Larrère avait développé une “philosophie de l’environnement”. Sans ou‑ blier le psychanalyste Félix Guattari qui, dans Les Trois Écologies (Galilée, 1989), théorisa l’“écosophie”, une écologie globale, à la fois sociale, mentale et environnementale.

6

“L’HYPOTHÈSE GAÏA”

Mais la greffe n’avait pas complètement pris. D’autant que l’es‑ sai de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) avait largement contribué à déconsidérer cette critique de l’an thropocentrisme assimilée à un “antihumanisme” et, dans sa forme la plus radicale, à du néoconservatisme, du gauchisme, voire à du totalitarisme et du néofascisme. Mais les temps ont changé. La banquise a fondu et les digues ont sauté. Un change ment de perspective s’est donc opéré. Un renversement méta physique, tout d’abord. Avec de nouvelles ontologies élaborées par l’anthropologue Philippe Descola et le sociologue Bruno Latour. Afin de dépasser le dualisme entre nature et culture, dont il observa l’inadéquation sur son terrain amazonien au près d’une tribu jivaro, les Achuar, qui considéraient les plantes qu’ils mangeaient et les animaux qu’ils chassaient comme on tologiquement semblables à eux, Philippe Descola a distingué quatre façons de percevoir les continuités et les discontinuités entre les humains et les non humains : le totémisme (qui repose sur l’idée qu’il y a une homologie, une appartenance commune, entre certains humains et non humains) ; l’animisme (qui sup pose que la plupart des non‑humains qui nous entourent ont une âme ou une intériorité) ; le naturalisme (fondé sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non humains) ; et l’analogisme (où humains et non humains mènent des vies séparées mais analogues). Afin de prendre la mesure du nouveau régime climatique au sein duquel les ac tivités humaines sont devenues des forces telluriques, Bruno Latour réactive “l’hypothèse Gaïa”, personnification antique de la Terre reprise par le scientifique britannique James Lovelock dans les années 1970, dont il revendique la puissance d’incar nation, car “ceux qui affirment que la Terre n’a pas seulement un mouvement mais aussi un comportement, qui la fait réagir à ce que nous lui faisons, ne sont pas tous des foldingues qui au‑ raient versé dans l’étrange idée d’ajouter une âme à ce qui n’en a pas”, explique t‑il. Une Terre qui pourrait même être défendue au sein d’un “parlement des choses”, une sorte de Sénat mon dial où siégeraient des porte parole d’entités non représentées : forêts, insectes pollinisateurs, oiseaux migrateurs, mais égale ment aéroports ou OGM. En résumé, Philippe Descola a mon‑ tré qu’il n’y a pas d’universalité de la distinction entre nature et culture, et Bruno Latour qu’il y avait d’autres modes d’existence. Le premier invite désormais à une “politique de la Terre”, alors que le second a théorisé une “politique de la nature”. Tous deux sont des références incontestées de la galaxie écopolitique.

7

LA DRÔME, CLUSTER ÉCOPOLITIQUE

Le premier est le maître et le professeur, le second l’ami et l’ani‑ mateur. Philippe Descola a dirigé la thèse de l’anthropologue Nastassja Martin, coécrit un livre d’entretiens avec Pierre Char bonnier et inspiré les bandes dessinées en forme de petits traités d’écologie sauvage d’Alessandro Pignocchi, qui poétise et pola rise une sorte de zadisme animiste (Anent : Nouvelles des Indiens jivaros, Steinkis, 2016, ou La Recomposition des mondes, Seuil, 2019) ; Bruno Latour correspond avec Emanuele Coccia ou Vinciane Despret, suit les travaux de la philosophe écoféministe Émilie Hache et mène des projets théâtraux avec Frédérique

Aït Touati, chercheuse au CNRS, spécialiste de littérature compa rée et d’histoire des sciences, parmi lesquels Gaïa Global Circus, dont la dramaturgie est destinée à associer l’écologie politique aux énergies artistiques. Bruno Latour relit les travaux des uns et des autres. Il relie les uns aux autres aussi. Ainsi, c’est au cours d’une soirée dans son appartement parisien que la romancière Maylis de Kerangal a rencontré Nastassja Martin et l’a encoura gée à écrire Croire aux fauves (Gallimard, 2019), récit de sa con frontation avec un ours au Kamtchatka qui devint un succès de librairie. Car toute la petite bande écosophique se connaît, s’écrit, s’encourage, s’apprécie, se critique, et se chamaille quelquefois aussi. Elle se retrouve parfois dans des régions où la galaxie se densifie. Notamment dans la Drôme, devenue un véritable “clus ter” écopolitique, un écosystème intellectuel : Baptiste Morizot s’est installé un temps près de Chabeuil, à quelques encablures de Saint‑Jean‑en‑Royans ; où réside l’historien de l’Anthropocène Christophe Bonneuil ; Émilie Hache habite désormais à Die, tout comme le collapsologue Pablo Servigne, une ville ouverte sur la pluralité des formes de vie. Profitant de la proximité avec Lyon, les nouveaux écosophes peuvent donner leurs cours à l’univer‑ sité, vivre pleinement leur urbanité et habiter dans un isolement peuplé (d’arbres, de plantes, d’insectes, de mammifères sauvages ou d’oiseaux et de tous les liens sociaux qui se tissent avec les éleveurs, maraîchers, agriculteurs, mais aussi les intellectuels et activistes écrivains de ces régions en transition). Armée de ces nouvelles ontologies, toute la génération écosophique plaide pour l’élargissement du politique “aux bêtes, aux fleuves, aux landes, aux océans, qui peuvent eux aussi porter plainte, se faire enten dre, donner leurs idées”, comme l’affirme l’écrivaine Marielle Macé, autrice de Nos cabanes (Verdier, 2019), avec “ce sentiment que nous vivons dans un âge où toutes les entités qui peuplent le monde réclament attention et patience”. Car le tournant écopo litique de la pensée contemporaine repose sur une conversion de l’attention. Puisque la crise écologique est “une crise de la

8

sensibilité”, assure Baptiste Morizot, c’est‑à‑dire un appauvrisse‑ ment, voire “une extinction de l’expérience de la nature”, comme le déplore l’écrivain et lépidoptériste américain Robert Pyle, il im‑ porte de retrouver les voies de l’attention aux êtres vivants, qu’ils soient humains ou non.

FAIRE BOUGER LES LIGNES

Dans un monde où les enfants connaissent davantage les mar ques et les logos que le nom des arbres ou celui des oiseaux, une reconnexion s’impose. Non, la nature n’est pas de la verdure et le paysage n’est pas un décor, répètent ils. Le sentiment est com munément partagé avec Nietzsche que “le désert croît” et, avec Segalen, que “le divers décroît”. On déplore l’érosion de la bio diversité, mais sans que soit altérée la joie de penser. On recon naît à la collapsologie d’avoir radicalisé les alertes sans tomber dans les écueils de l’effondrisme. Il y a une volonté de s’affranchir d’une certaine modernité afin d’échapper aux routes balisées d’un monde usé, mais sans aucun passéisme. “Avant, les natura listes étaient souvent réacs, remarque l’historien Christophe Bonneuil, mais il y a un renouveau à gauche de ces pratiques, au sein de cette mouvance qui se trouve à la croisée de la radicalisa‑ tion des alertes.” Ici, on lit et on loue “l’écologie sociale” de Mur ray Bookchin (1921‑2006) plus que la critique antitechnicienne de Jacques Ellul. Même si, comme l’affirme Philippe Descola, “la gauche démiurgique et prométhéenne n’est plus d’actualité”. Une nouvelle ontologie, une conversion de l’attention, une fréquente inscription territoriale de la pensée et une envie d’élargir la dé‑ mocratie réunissent cette galaxie. Mais gare aux mauvaises lec tures comme au simplisme des exégètes. Comme le risque de tomber dans un catéchisme écologique avec son “culte de la Na ture” mené par des “animistes illuminés”, s’agace Régis Debray dans Le Siècle vert (Gallimard, 2020). Comme la tentation de cé der au “règne de l’indistinction” entre les animaux et les plantes qui, selon la philosophe Florence Burgat, ne résiste pas à une véritable phénoménologie de la vie végétale (Qu’est-ce qu’une plante ?, Seuil, 2020). Ou bien encore de verser dans un zoocen trisme à l’égalitarisme déplacé, qui nie l’exceptionnalisme hu main au nom de l’appartenance effective des vivants à un même monde commun, explique le philosophe Étienne Bimbenet dans Le Complexe des trois singes (Seuil, 2017). Mais rien n’y fait. La nouvelle vague écopolitique est en train de déplacer les lignes idéologiques et de s’imposer dans l’espace politique et médiatique. L’entrée des humanités ou des réflexivités environnementales à l’université, l’importance de la collection “Anthropocène” aux édi tions du Seuil (dirigée par Christophe Bonneuil et Jean Baptiste

9

Fressoz) ou de “Mondes sauvages” chez Actes Sud (dirigée par Stéphane Durand), tout comme l’essor des éditions Wildproject, lancées en 2009 par Baptiste Lanaspeze, afin d’“acclimater en France les idées révolutionnaires de la philosophie de l’écologie”, témoignent de ce succès. Car c’est un fait, “nous ne sommes plus marginaux”, remarque Christophe Bonneuil. D’où la volonté d’al ler voir de plus près ce que ces penseurs du nouveau monde ont à dire de notre monde.

La manifestation de Sainte Soline du 23 mars 2023 contre une mégabassine dans les Deux Sèvres a sans doute marqué le tour nant activiste de la pensée du vivant et de l’anthropologie de la nature. Soutenu par des intellectuels, des syndicats, des collectifs paysans et des naturalistes amateurs, mais aussi porté par l’ima ginaire zadiste et les pensées terrestres, le mouvement fédéré par les Soulèvements de la Terre a fait entrer l’écologie dans un nouvel âge politique.

Table 5 | Le tournant écopolitique de la pensée

11 | Vinciane Despret

“Ne déclarons pas la guerre au vivant”

16 | Baptiste Morizot

“Il faut politiser l’émerveillement”

21 | Emanuele Coccia

“Nous sommes tous une seule et même vie”

26 | Frédéric Keck

“La pandémie de Covid-19 est un vrai défi pour la recherche”

31 | Nastassja Martin

“Nous vivons une crise du récit”

37 | Inventer de nouvelles façons d’habiter la Terre

43 | François Sarano

“Le monde est beaucoup plus vaste que ce que nos sens apprécient”

48 | Pierre Lieutaghi

“On commence à peine à découvrir la singularité des plantes”

53 | Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet

Le réensauvagement, ou comment l’environnement retrouve son fonctionnement naturel

58 | Estelle Zhong Mengual

“Les naturalistes et les artistes partagent cette attention à la part invisible du monde vivant”

63 | Camille de Toledo

“Les droits de la nature visent à réanimer les formes de vie que les modernes ont réifiées”

70 | Baptiste Lanaspeze

“L’écologie urbaine nous permet de refaire société avec la Terre”

75 | Inès Léraud

“Le tournant écologique incite les journalistes à aller plus loin dans leurs enquêtes”

80 | Raphaël Mathevet

“Le flamant rose permet d’inventer une écologie du sauvage”

85 | Matthieu Duperrex

“Enquêtons sur les états sensibles d’une nature altérée”

90 | Léna Balaud et Antoine Chopot

“L’écologie est porteuse d’une charge révolutionnaire”

95 | Sarah Vanuxem

“Repenser le droit à l’âge de l’Anthropocène”

100 | Baptiste Morizot

“Le « vivant » n’est pas un slogan, c’est une carte pour s’orienter”

104 | Postface

Le désastre écologique a provoqué une révolution intellectuelle. Une génération d’auteurs est en train d’émerger de la crise du capitalisme et des impasses du productivisme. Des philosophes qui pistent des loups, des naturalistes qui plaident pour un monde réensauvagé, des écrivains qui donnent la parole aux fleuves, mettent au jour nos interdépendances invisibles avec les non-humains, des penseurs qui s’inspirent de l’animisme. Tous empruntent des chemins de traverse et cherchent les nouveaux mythes et récits du nouvel âge de l’écologie. Un renversement du regard, une métamorphose de l’attention, une invitation à l’action.

De Vinciane Despret à Baptiste Morizot, de Nastassja Martin à Estelle Zhong Mengual et tant d’autres, rencontres avec ces écosophes qui dessinent la nouvelle pensée terrestre.

Grand reporter aux pages Idées du Monde, Nicolas Truong mène des enquêtes intellectuelles sur les bouleversements idéologiques, les ressorts de la pensée écologique et les basculements du monde. Il a publié de nombreux livres d’entretiens et des essais. Dramaturge, il a mis en scène Projet luciole (2013) et Interview (2016) au Festival d’Avignon, un théâtre des idées conçu à partir de la pensée contemporaine.

ACTES SUD | Le Monde

www.actes-sud.fr

lemonde.fr

dép. lég. : juin 2023

16 € ttc france

isbn 978-2-330-16895-7

9:HSMDNA=V[]^Z\:
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.