Extrait "Pour une politique culturelle renouvelée"

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Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin, à travers diverses directions d’établissements et de projets, ont cheminé aux confins de l’art et de l’aménagement culturel du territoire dans le souci de concilier création et émancipation. Photographie de couverture : © Getty Images, 2021

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

ISBN 978-2-330-15747-0 EN

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| COLIBRIS DÉP. LÉG. : NOV. 2021 22 e TTC France www.actes-sud.fr

B. LATARJET ET J.-F. MARGUERIN

Avant la pandémie, avant même les Gilets jaunes, des artistes, des élus, des acteurs de la culture mettaient en question, par la pensée et par les actes, le modèle de la démocratisation, vieux de plus d’un demi-siècle. Ils étaient animés par la volonté de concilier la préservation d’un héritage exceptionnel avec la nécessité de nouvelles voies d’émancipation par la culture. Confrontés aux changements sociaux, territoriaux, technologiques, écologiques, ils entendaient transformer les rapports entre art, culture et société, en réponse aux fractures contemporaines. C’est en s’appuyant sur leurs analyses et leurs réalisations mais aussi sur l’Histoire, ses continuités et ses ruptures, que les deux auteurs dégagent les fondements d’une politique culturelle renouvelée. Ils posent les conditions de son développement et montrent, en le traduisant en chiffres, qu’elle ne relève pas de l’utopie mais appartient bien au “domaine du possible”. Et ce, dans le respect des acquis des décennies passées. En choisissant de fonder leur propos sur treize récits d’expérience sélectionnés pour leur exemplarité et leur diversité, les auteurs dessinent les contours d’un avenir possible répondant à cinq impératifs indissociables : l’assignation démocratique et la primeur donnée à la généralisation effective de l’éducation artistique ; la volonté d’équité géographique et l’approche par les territoires ; l’exigence de coopération dans une économie plus solidaire ; l’évolution des missions des établissements labellisés et la fabrique d’espaces d’activité et de vie inédits ; le soutien résolu à une création artistique de plain-pied avec l’espoir de faire société.

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

BERNARD LATARJET JEAN-FRANÇOIS MARGUERIN

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Citation page 337 : © Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène éditions, Montpellier, 2011. www.indigene-editions.fr Collection créée par Cyril Dion en 2011. © Actes Sud, 2021 isbn 978‑2‑330‑15747‑0 www.actes-sud.fr

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BERNARD LATARJET JEAN-FRANÇOIS MARGUERIN

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

DOMAINE DU POSSIBLE ACTES SUD

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PROLOGUE 10 PARTIE 1 – UN MODÈLE CONFRONTÉ À DES CHANGEMENTS MAJEURS

23

1. QUAND ET COMMENT LE MODÈLE S’EST-IL CONSTRUIT ?

27

2. LES CHANGEMENTS AUXQUELS LE MODÈLE EST CONFRONTÉ

35

De nouvelles menaces pour l’humanité et de nouvelles alliances entre culture et nature

36

La démocratie affaiblie

43

Une géographie humaine profondément transformée

49

L’univers digital et les pratiques culturelles des Français

52

La raréfaction de l’argent public et la précarité des acteurs

56

3. FACE À CES CHANGEMENTS, LIMITES DU MODÈLE ET INITIATIVES DE RENOUVEAU

67

PARTIE 2 – LES FONDEMENTS D’UNE NOUVELLE POLITIQUE

75

1. L’ASSIGNATION DÉMOCRATIQUE ET LA PRIMEUR À L’ÉDUCATION

77

Démocratie et émancipation : l’éducation

79

Démocratie et création : les Nouveaux Commanditaires

101

2. LA VOLONTÉ D’ÉQUITÉ GÉOGRAPHIQUE ET L’APPROCHE PAR LES TERRITOIRES

106

Des avancées prometteuses

109

Une nouvelle pratique du partenariat culturel

113

Des outils cartographiques pour identifier les priorités territoriales

114

La méthode

115

Des migrations nouvelles ?

118

Débuter par un état des lieux

120

Inscrire l’action dans une durée suªsante

121

Les moyens budgétaires à mobiliser

123

Des crédits européens disponibles pour le développement local

126

Le recours à certains dispositifs existants

129

3. L’EXIGENCE DE COOPÉRATION, LA TROISIÈME VOIE D’UNE ÉCONOMIE CULTURELLE SOCIALE ET SOLIDAIRE

131

4. LES RESPONSABILITÉS DES OPÉRATEURS DE L’ÉTAT ET DES ÉTABLISSEMENTS LABELLISÉS

147

Les “labels” : la question perpétuelle

148

Des directeurs se mettent en cause

152

Les labels, moteurs de la transition culturelle L’action des établissements publics nationaux, opérateurs de l’État

155 160

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L’art et la culture à distance

162

Les moyens d’un accompagnement financier

168

5. LES ARTISTES, LES CRÉATEURS ET LES CHERCHEURS AU CŒUR DU NOUVEAU PARADIGME

171

6. L’INCONTOURNABLE QUESTION DES DROITS CULTURELS

180

7. L’INCONTOURNABLE QUESTION DU PÉRIMÈTRE

195

PARTIE 3 – LE DOMAINE DU POSSIBLE. 13 RÉCITS D’EXPÉRIENCE

207

1. DÉMOCRATISATION ET CRÉATION

211

La Salle des départs à l’hôpital de Garches

212

2. LA VOLONTÉ D’ÉQUITÉ GÉOGRAPHIQUE ET L’APPROCHE PAR LES TERRITOIRES

222

Le Pays entre Loire et Rhône (Loire)

223

Le Pays du Teil (Ardèche)

237

Le Pays de Thouars (Deux-Sèvres)

255

3. L’EXIGENCE DE COOPÉRATION, LA TROISIÈME VOIE D’UNE ÉCONOMIE CULTURELLE, SOCIALE ET SOLIDAIRE

269

Un tiers-lieu culturel. L’Antre Peaux à Bourges

270

Un pôle territorial de coopération économique : la Coursive Boutaric à Dijon

282

Un écosystème coopératif au service de l’emploi artistique et de la création : Artenréel à Strasbourg

285

4. LES RESPONSABILITÉS DES OPÉRATEURS DE L’ÉTAT ET DES ÉTABLISSEMENTS

LABELLISÉS 292

La MC93 Scène nationale de Bobigny

293

Le Zef, Scène nationale de Marseille

320

Le Fonds régional d’art contemporain de Franche-Comté

337

Le Plus Petit Cirque du monde (PPCM) à Bagneux

347

L’abbaye d’Ambronay-Centre culturel de rencontre

359

5. LES ARTISTES ET LES CHERCHEURS AU CŒUR DU NOUVEAU PARADIGME

371

La Chambre d’eau (Nord et Aisne)

372

PARTIE 4 – ACCÉDER À DES RESSOURCES NOUVELLES

383

1. L’EXEMPLE DU SPECTACLE VIVANT

390

Étendre la taxe sur les spectacles à l’ensemble des billetteries

391

Mieux gérer l’action artistique et culturelle des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD)

394

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Instaurer un droit moral sur les œuvres tombées dans le domaine public dont l’État serait le dépositaire

396

Adapter le 1 %

397

Instaurer une taxe sur le chiffre d’affaires des entreprises de restauration et d’hôtellerie dans certaines zones festivalières

398

Ou encore…

399

2. LA RESSOURCE HUMAINE

401

Les moyens humains à mobiliser 402 La formation des agents publics

406

3. RÉINVENTER LA FINALITÉ ET L’ORGANISATION DE L’ACTION CULTURELLE

PUBLIQUE 408

Trouver le temps

409

Les services déconcentrés pourraient être déchargés des soutiens ponctuels aux équipes artistiques et aux festivals

411

L’implication des établissements de formation professionnelle

412

Un service public de l’émancipation par la culture

413

Déconcentration, décentralisation, délégations et transferts de compétences…

417

ÉPILOGUE 422

Éléments bibliographiques 439 Remerciements 443

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“On ne marque pas son temps pour avoir laissé quelques ouvrages, mais pour avoir agi, vécu, et porté autrui à agir et à vivre.” j. w. goethe

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PROLOGUE

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L

’essentiel de cet ouvrage a été composé en 2019, avant le début de la pandémie. Cependant, l’ébranlement profond qu’a subi depuis le monde de la culture, et dont les e¤ets sont durablement éprouvés par tous ses acteurs, rend plus nécessaire encore l’évaluation sans complaisance du modèle de politique culturelle en vigueur, de ses limites, des révisions et des réformes qu’elles appellent. Loin de rendre caduques nos analyses et nos propositions, il nous semble que le nouveau contexte sanitaire et les inégalités qu’il aggrave en accentuent l’opportunité et l’urgence. Nous nous attacherons par ce livre à rendre visibles, pour qui en est éloigné, nombre de ces réalisations inspirantes, enthousiasmantes, tantôt à l’écart des institutions, tantôt à l’initiative de certaines d’entre elles ou les impliquant, qui donnent corps, visage, réalité à des notions telles que “projet culturel de territoire”, rural comme périurbain, “coopérations”, “économie sociale et solidaire dans le champ des arts”, “nouveaux modes de production des œuvres et de partage avec la population”, “démocratie culturelle”. Nécessairement, l’action publique, pour demeurer adéquate “aux nécessités de notre temps”, selon la belle formule du préambule de notre Constitution, doit être périodiquement interrogée au regard des changements d’enjeux de société auxquels elle se trouve confrontée. C’est d’autant plus vrai lorsque cette action s’applique au champ des arts et de la culture. En e¤et, ses déclinaisons majeures ont été imaginées il y a plus de quatre-vingts ans pour certaines (l’invention d’une décentralisation théâtrale après les expériences pionnières de Maurice Pottecher, de Firmin Gémier et surtout de Jacques Copeau et ses Copiaus et concrétisées après la Libération par les centres dramatiques), ou soixante pour d’autres (les maisons de la culture aujourd’hui fondues dans cet ensemble plus vaste des Scènes nationales), ou près de quarante pour de plus modestes, les lieux de di¤usion musicale de proximité, les “Smac” aujourd’hui, les “cafés-musique” hier. Ces déclinaisons témoignent de la permanence d’un modèle hérité de longue date, peu a¤ecté par les transformations du monde auquel – 11 –

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il est confronté, ce monde qu’il a pour tâche de déchi¤rer et de représenter afin d’éclairer et de rassembler les citoyens. Pour ne prendre qu’un exemple, toutes disciplines confondues, 7 % seulement des crédits du ministère de la Culture dédiés au spectacle vivant sont attribués directement à des équipes artistiques, plus de 85 % allant à des établissements labellisés de production ou de di¤usion dont le cœur de métier a été défini, pour les derniers nés d’entre eux, au cours des années 1980 quand ils ne sont pas, pour les plus anciens d’entre eux, un héritage de l’Ancien Régime, tels les maisons d’opéra ou les théâtres nationaux. Avancer ces pourcentages n’est pas disqualifier, mais fournir un outil de mesure de la permanence dans la répartition des moyens, comme si la révolution digitale et ses incidences sur la communication entre les individus et entre les communautés n’a¤ectaient pas la distinction jusqu’alors admise entre acteurs et récepteurs, auteurs et destinataires, les modes de partage des émotions et des narrations, de fréquentation des œuvres musicales, dramatiques, chorégraphiques ainsi que les conditions de leur production et de leur di¤usion. Comme si les usages digitaux aussi divers que permanents de nos concitoyens ne modifiaient pas leurs façons d’échanger, de partager, d’interagir dans tous les champs de leurs activités. Comme si l’exercice de la mission émancipatrice que la République s’est assignée en intervenant dans le champ des arts et de la culture n’en était pas significativement modifié. Comme si, enfin, les puissantes évolutions de la géographie humaine, des conditions d’intégration sociale, du contexte budgétaire intervenues au cours de ces dernières décennies ne l’a¤ectaient pas davantage. La grille de lecture des nécessités et des priorités de l’époque serait un quasi-invariant et les modalités de l’intervention publique ne supposeraient en conséquence que révisions à la marge. Bien sûr, ce qui est donné à voir et à entendre sur les plateaux n’a cessé d’évoluer, dédiés qu’ils sont à la création contemporaine. – 12 –

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Bien entendu, l’examen des crédits du spectacle vivant représentant moins de 20 % de la composante culture du budget du ministère ne constitue pas à lui seul la démonstration de l’immobilisme de l’action publique. À ceci près que le théâtre fut au cours des siècles (bien avant toute préoccupation patrimoniale qui ne se manifestera qu’à l’avènement de la République et en réaction aux destructions révolutionnaires) le fil rouge d’une relation tumultueuse entre artistes et pouvoirs, jusqu’à ce que cette relation devienne sous le Front populaire le premier linéament d’une politique publique impliquant l’activité des artistes dans la construction de la démocratie, le progrès social et l’émancipation des hommes et des femmes des assignations de leur origine. Par cet ouvrage, les auteurs entendent contribuer au retour d’un service public de la culture en phase avec les réalités anthropologiques, sociologiques, économiques, technologiques, écologiques de son temps. Un service public qui ne se comporte en prescripteur qu’à l’endroit du seul pré carré des institutions et établissements labellisés dont il est l’inventeur d’hier et l’héritier d’aujourd’hui. Un service public qui soit, par sa force de proposition et d’initiative, l’accompagnateur agile d’élus locaux, d’acteurs de la société civile, d’artistes ou de chercheurs, dans cette visée émancipatrice qui fut et doit demeurer le premier justificatif de son existence. Un service public qui ne se réduise pas au rôle de gestionnaire de plus en plus démuni d’un paysage figé d’entités pérennes absorbant nécessairement, héritage oblige, une grande part de ses ressources ; qui au contraire traduise, dans les actes, la pleine mesure de l’ampleur des mutations et de leur accélération au cours de ces dernières décennies. Un service public du xxie siècle dont les défis, les potentiels mais aussi les menaces constituent la boussole et le sens réaªrmé de sa nécessité. – 13 –

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Un service public porté par un ministère plein d’allant comme il le fut d’ailleurs avant même d’exister, quand il n’était qu’un service de l’Éducation nationale ; comme il le fut ensuite, aux débuts des années 1960 et 1980, avec, on l’espère, la modestie et la capacité d’écoute en plus, l’allant de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du gouvernement de Front populaire, quand il confie à Charles Dullin la mission de proposer ce que pourrait être une décentralisation dramatique en France, di¤érente des tournées mercantiles des théâtres du boulevard parisiens ; celui de Jeanne Laurent, à la Libération, alors sous-directrice en charge des spectacles au sein de la direction générale des arts et lettres du ministère de l’Éducation nationale à peine créée, quand elle décide d’un premier Centre dramatique à Colmar, ou encore celui de Jean Guéhenno, directeur de la culture populaire et des mouvements de jeunesse de ce même ministère de l’Éducation nationale, quand le 13 novembre 1944 il définit par ces mots la finalité de ce que va être son action : “Notre ambition de permettre à chacun et à chacune où qu’il se trouve sur le territoire national un accès à l’art, à la connaissance, à l’information, pour conjurer à jamais les monstruosités de la barbarie et de l’occupation, participe à l’entreprise de reconstruction nationale et de concorde entre les peuples telle que dictée dans ses principes par le Conseil national de la Résistance.”

L’allant toujours, de cette déclaration d’André Philip, fondateur de la République des jeunes, pleine d’utopie féconde, par laquelle il annonce le programme de construction de Maisons des jeunes et de la culture : “Nous voudrions qu’après quelques années, une maison d’école au moins dans chaque ville ou village soit devenue une Maison de la culture, une maison de la Jeune France, un foyer de la Nation, de – 14 –

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quelque nom qu’on désire la nommer, où les hommes ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des journaux, des revues, des livres, de la joie et de la lumière.”

On sait qu’André Malraux était, lui, porteur d’une autre conception des maisons de la culture, opposant la centralité à la proximité. C’est dans un contexte déjà bien di¤érent qu’il arrive Rue de Valois en 1959. La France est en train de basculer. Une société essentiellement rurale devient urbaine. Les éléments matériels, les us et coutumes caractéristiques de cette ruralité vont rapidement disparaître et il importe d’en conserver la trace (avec Georges Henri Rivière, père des arts et traditions populaires et des musées de société), selon une méthode scientifique qui sera celle de l’inventaire général des richesses artistiques de la France décidé par Malraux. La décentralisation industrielle que favorise la mise en œuvre du troisième plan quinquennal a pour conséquence une transformation profonde, sociologique et physique, des principales villes de France. Les établissements des grands groupes manufacturiers, notamment automobiles, très consommateurs d’espace et de main-d’œuvre, quittent Paris et sa première couronne pour s’installer à la périphérie de Lyon, Bordeaux, Rennes, Caen, Belfort, Douai, Rouen, ou grossir des unités existantes à Sochaux, Montbéliard, ClermontFerrand, Toulouse… Qui toutes doivent justifier des infrastructures nécessaires. Ce mouvement s’accompagne d’une embauche massive de salariés peu qualifiés, les OS, pour “ouvriers spécialisés”, par là si mal nommés. Ils se recrutent d’abord parmi les petits paysans qui quittent l’exploitation agricole pour l’usine et la garantie d’un revenu puis parmi des travailleurs immigrés, dont la venue, par vagues successives, est planifiée et organisée par les agents recruteurs des firmes industrielles. – 15 –

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Après les Européens de l’Est et du Sud venus reconstruire le pays ou travailler dans les mines ou les aciéries, c’est le tour des Maghrébins, des Turcs, des ressortissants d’Afrique francophone pour travailler sur les chaînes de montage. Il faut urbaniser là où sont rapidement disponibles les terrains nécessaires à la construction d’immeubles pour loger ces nouveaux arrivants, c’est-à-dire en périphérie et sans prêter une attention suªsante à leur connexion avec les centres-ville. La cité traditionnelle, la représentation qu’elle a d’elle-même, s’en trouve profondément perturbée. Comment établir des relations, on dirait aujourd’hui “de l’encommun”, entre les composantes de ces nouvelles cohabitations ? La maison de la culture, pas celle imaginée par Jean Guéhenno et André Philip, mais cet équipement pensé à l’échelle de la cité tout entière, sorte d’agora moderne, sera la réponse apportée par André Malraux. Une agora qui, à la di¤érence de la place publique dans la république athénienne, n’est pas le lieu où l’on se rassemble pour débattre, mais pour vivre, au même moment, en ce même lieu, l’expérience partagée d’une émotion esthétique. Pour l’exercice d’une citoyenneté qui se nourrit de ce partage. Dans la vision malrucienne, l’œuvre forte parle à tous et à chacun, quels que soient leurs origines, leur âge, leur sexe, leur culture, leur condition. Ces maisons de la culture sont en elles-mêmes des œuvres monumentales qui participent de la structuration urbaine en même temps que l’écrin des œuvres que tout un chacun est convié à rencontrer. Il s’agit “si possible de faire aimer” sans recourir à une quelconque médiation en amont comme en aval de cette rencontre. Vingt ans plus tard, à l’arrivée de Jack Lang, le choc pétrolier de 1973 n’en finit pas de produire ses e¤ets destructeurs, notamment sur l’emploi. L’économie est entrée en récession. Les premiers à en pâtir sont les salariés les moins qualifiés, les OS, et en conséquence les immigrés regroupés dans les ZUP, avec famille et enfants – 16 –

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qui alimentaient par leur travail une machine qui hier tournait à plein régime et qui deviennent, par les stigmatisations de l’extrême droite, ceux qui prennent aux Français ce qui reste de travail ou ces profiteurs qui accablent les comptes sociaux. Malraux avait pour préoccupation la cité, Jack Lang va devoir compter avec les cités, leur désespérante relégation. Mais il prendra appui sur leurs espoirs, leurs expressions, leurs talents. La Marche pour l’égalité et contre le racisme, partie des Minguettes à Vénissieux pour rejoindre Paris, va se dérouler de septembre à décembre 1983. Des manifestations nationales telles les deux éditions de Coup de talent dans l’Hexagone (1985 et 1986) promeuvent alors musiciens de la scène rock et techno, poètes, rappeurs, danseurs hip-hop, stylistes, designers et couturiers de la scène alternative quand Malraux n’aura pas eu un instant d’attention à la “contre-culture” des années 1960, probablement assimilée aux “usines à rêve” qu’il exécrait. Tout ce foisonnement joyeux, coloré, métissé, festif, attentif à toutes les diversités, n’est pas sans faire polémique sur ce que peut être ou devrait être le périmètre de l’action culturelle publique. Pour autant, à distance de deux décennies l’un de l’autre, ces deux ministres ont comme préoccupation centrale le fait urbain, selon ses problématiques du moment, la ville appréhendée par la complexité de ses mutations. Ils témoignent en cela du même souci d’être en phase avec les réalités d’une société dont ils ne peuvent avoir, questions de références, de sensibilité et d’époque, une lecture identique. Il est un acte juridique, et tout aussi politique et idéologique, qui a son importance puisqu’il exprime les priorités d’un gouvernement dans chaque sphère de l’action publique. Il s’agit du décret d’attributions publié à chaque changement de titulaire d’un portefeuille ministériel. Nous reproduisons ici un extrait de celui qui accompagne l’arrivée aux A¤aires d’André Malraux et de Jack Lang. – 17 –

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Article premier du décret du 24 juillet 1959 : “Le ministère en charge des a¤aires culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent.”

Si la formule est dans toutes les têtes, les termes de celui du 10 mai 1982 le sont beaucoup moins “Le ministère en charge de la culture a pour mission de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix, de préserver le patrimoine national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit et leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du Monde.”

Lire et relire ces deux ambitions, c’est mesurer tout ce qui sépare celle d’une démocratisation de l’accès aux arts dont les destinataires ont pour rôle assigné d’être des usagers, des visiteurs, des spectateurs, “consommateurs” d’une o¤re pensée pour eux, de celle qu’on ne nomme pas encore une démocratie culturelle où les citoyens sont les premiers acteurs de leur acculturation. Il n’est pas douteux, à ces quatre moments de l’histoire contemporaine, 1936, 1945, 1959, 1982, que la politique culturelle, ou ce qui en tenait lieu, collait aux enjeux de société qui prévalaient à chacune de ces époques. Il n’est pas davantage contestable que le législateur, au travers des exemples cités ci-dessus, a eu le souci d’exprimer au plus près – 18 –

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les priorités du moment tout en les conjuguant à une vision de long terme et de portée internationale. Mais avant de tenter d’apprécier l’ampleur des changements à l’œuvre ces dernières décennies, il n’est pas inutile de préciser qu’entre le départ d’André Malraux du ministère des A¤aires culturelles et la création du ministère de la Culture, dont Jack Lang sera le premier titulaire, les décrets d’attribution des ministres ou secrétaires d’État qui se sont succédé Rue de Valois (pas moins de neuf en douze ans !) se contenteront de faire référence aux termes de celui du 24 juillet 1959. Celui qui marque l’arrivée de François Léotard en 1986, interrompant pour deux ans le mandat de Jack Lang, reprend à nouveau ces mêmes termes déjà presque trentenaires. Et plus significatif encore : sans discontinuer, depuis la nomination de Jacques Toubon en 1992 qui ouvre la seconde période de cohabitation avec François Mitterrand, y compris durant les périodes 1997‑2002 et 2012‑2017 où la gauche est revenue aux a¤aires, et jusqu’à maintenant, les décrets d’attribution des treize ministres de la Culture successifs auront assigné à leur titulaire comme mission première de “rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité, à commencer par celles de la France”. Seule modification, significative d’un changement d’époque, apportée à celui d’André Malraux, “au plus grand nombre de Français” est devenu “au plus grand nombre” tout court. Lors du second passage de Jack Lang Rue de Valois de 1988 à 1992, le rétablissement des termes malruciens continue de ­prévaloir, ceux de 1982 semblant évanouis, et c’est bien cette permanence qui caractérise l’action publique dont l’accès aux œuvres demeure ­l’essentiel ressort. La permanence et l’héritage ont pris le pas sur le renouveau. Il convient d’interroger cette permanence. Est-elle le fruit d’une perception invariante des priorités ? La marque d’un désintérêt pour le sujet ? Celle de l’eªcacité de groupes de pression corporatistes attachés à ce que rien ne change ? La conséquence d’une gestion indépassable de l’existant, de la perception du poids de l’acquis ? – 19 –

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Est-ce parce que cette gauche, après l’euphorie de sa victoire, a rallié les valeurs des élites culturelles et sociales ? Toujours est-il que c’est bien la formulation de Jack Lang de 1982, vingt-cinq ans avant la déclaration de Fribourg sur les droits culturels, trente-six ans avant leur inscription dans la loi, qui nous paraît pouvoir en être la plus crédible traduction politique. Les auteurs de ce livre souhaitent apporter leur concours à tous ceux qui réfléchissent et agissent pour dessiner les contours d’une nouvelle action culturelle publique aux priorités réévaluées. Cette contribution repose sur les leçons d’une pratique qui a nourri notamment trois convictions : –  La politique culturelle est parvenue, avec succès, à la fin d’un cycle dont il faut préserver les acquis et elle entre désormais dans une nouvelle étape de sa longue histoire. –  Celle-ci est dessinée par une floraison, en marge du modèle dominant, d’initiatives, d’innovations, riches d’enseignements, peu prises en compte et qui, cependant, ouvrent des voies nouvelles. –  Transformer ces expériences en une politique renouvelée est possible dans le cadre des contraintes budgétaires actuelles et durables sans mettre en péril l’héritage. Ce travail ne vise pas à couvrir tous les champs de la politique culturelle. Nous avons exclu de notre réflexion les leviers qui relèvent du pouvoir régalien (sauf de façon indirecte quand, dans la partie 4, nous formulons des pistes pour de nouveaux financements) et de la régulation des di¤érents champs d’activité : évolution du droit propre à chacun, et notamment droit du travail, droit d’auteur et droits voisins, transposition dans le droit national de directives européennes, exception culturelle dans toutes ses occurrences, obligations contributives à l’endroit des Gafa, dispositions fiscales de tous ordres, régulations économiques par le soutien aux industries créatives, aides sélectives à des activités marchandes d’intérêt général telle celle accordée aux librairies indépendantes de référence… – 20 –

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En particulier, nous n’abordons pas le rôle de la télévision publique, dont la pandémie a confirmé, si c’était nécessaire, sa responsabilité et le levier qu’elle pouvait constituer pour la di¤usion de la culture. Il faudrait pour cela une réforme profonde de ses programmes en faveur de la création classique ou contemporaine, de fictions ou de documentaires, d’auteurs connus ou à découvrir. Le rôle du service public de télévision dans l’émancipation culturelle de nos concitoyens pourrait être l’objet d’un autre ouvrage. Notre but est de mettre en lumière, à partir d’initiatives exemplaires, les chemins à suivre et les conditions de leur développement. Notre ouvrage repose donc sur des expériences et des témoignages d’acteurs. Nos responsabilités, certaines missions qui nous ont été récemment confiées ont facilité visites et rencontres dans la plupart des régions de France. Celles-ci ont constitué la source principale de notre réflexion. Nous ne prétendons nullement “inventer” de nouveaux dispositifs. En nous appuyant sur nos expériences, nous poursuivons trois ambitions : –  Construire une articulation nouvelle entre les finalités d’émancipation, de création et de développement des territoires. Ce ne sont pas les “constituants” de la politique culturelle qui changent, ce sont les modalités de leur agencement. –  Éclairer les changements d’échelle nécessaires pour la mise en œuvre des priorités redéfinies au sein de cette ­nouvelle ­construction. –  Montrer que ces changements d’échelle sont du domaine du possible. Les évolutions dont nous proposons le dessin nous paraissent plus nécessaires encore face aux nouvelles menaces. La pandémie accentue les évolutions révélées par la récente enquête du DEPS1 sur les pratiques culturelles des Français, et notamment 1.  DEPS : Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture, 2018.

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le phénomène de rupture générationnelle et le recours aux modes d’accès numériques. La conjonction de la pandémie et des nouvelles pratiques de jeunes dont l’essor lui est antérieur bouleverse les logiques de représentation et de di¤usion des œuvres auprès des publics et par voie de conséquence les logiques de programmation, de création et de production. Elle bouleverse également les modèles culturels et économiques des établissements qui ont pour mission cette création et cette di¤usion. Elle impose une actualité nouvelle à la doctrine de “l’exception culturelle” pour laquelle la France a toujours mené un combat exemplaire dans les instances internationales autant que nationales mais qui, étrangement, n’est pas invoquée dans les revendications liées aux fermetures de salles. Les professionnels témoignent cependant, par de très belles initiatives, de leur capacité à maintenir en dépit de tout les activités adaptées aux nouvelles donnes et de leur conviction que celles-ci ne sont pas moins “essentielles” que les lieux de culte ou les magasins. Nos deux parcours professionnels, di¤érents et complémentaires, ont favorisé notre attention aux expériences novatrices qui a¤rontent ces bouleversements. Nous avons participé à certaines d’entre elles à travers nos responsabilités au sein d’administrations, d’établissements, de projets, et à l’occasion de missions. Le dénominateur commun de ces parcours, leur vocation constante, dans la diversité de leurs phases successives, a été à la fois la passion pour l’aménagement du territoire et le souci des rapports entre art, culture et société. Cette vocation transparaîtra, nous l’espérons, dans les lignes qui vont suivre.

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Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin, à travers diverses directions d’établissements et de projets, ont cheminé aux confins de l’art et de l’aménagement culturel du territoire dans le souci de concilier création et émancipation. Photographie de couverture : © Getty Images, 2021

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

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B. LATARJET ET J.-F. MARGUERIN

Avant la pandémie, avant même les Gilets jaunes, des artistes, des élus, des acteurs de la culture mettaient en question, par la pensée et par les actes, le modèle de la démocratisation, vieux de plus d’un demi-siècle. Ils étaient animés par la volonté de concilier la préservation d’un héritage exceptionnel avec la nécessité de nouvelles voies d’émancipation par la culture. Confrontés aux changements sociaux, territoriaux, technologiques, écologiques, ils entendaient transformer les rapports entre art, culture et société, en réponse aux fractures contemporaines. C’est en s’appuyant sur leurs analyses et leurs réalisations mais aussi sur l’Histoire, ses continuités et ses ruptures, que les deux auteurs dégagent les fondements d’une politique culturelle renouvelée. Ils posent les conditions de son développement et montrent, en le traduisant en chiffres, qu’elle ne relève pas de l’utopie mais appartient bien au “domaine du possible”. Et ce, dans le respect des acquis des décennies passées. En choisissant de fonder leur propos sur treize récits d’expérience sélectionnés pour leur exemplarité et leur diversité, les auteurs dessinent les contours d’un avenir possible répondant à cinq impératifs indissociables : l’assignation démocratique et la primeur donnée à la généralisation effective de l’éducation artistique ; la volonté d’équité géographique et l’approche par les territoires ; l’exigence de coopération dans une économie plus solidaire ; l’évolution des missions des établissements labellisés et la fabrique d’espaces d’activité et de vie inédits ; le soutien résolu à une création artistique de plain-pied avec l’espoir de faire société.

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE RENOUVELÉE

BERNARD LATARJET JEAN-FRANÇOIS MARGUERIN

08/11/2021 17:14


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