Extrait "Les Couvertures de livres"

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D’abord protection du corps du livre, la couverture s’est au fil du temps affirmée comme marque de singularisation dans un environnement éditorial et commercial toujours plus concurrentiel, mais aussi comme ouverture allégorique sur l’œuvre qu’elle renferme, et enfin comme espace privilégié pour des expressions graphiques toujours renouvelées. C’est cette histoire graphique, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, que relate Clémence Imbert, avec rigueur et force illustrations, parcourant continents et collections, styles et genres, maisons d’édition et ateliers de graphistes. Un livre d’hommage autant que de découverte.

L E S

Clémence Imbert

C O U V E R T U R E S D E L I V R E S

Une histoire graphique

ISBN : 978-2-330-16770-7 Dépôt légal : octobre 2022 www.actes-sud.fr

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Une chose est sûre, la couverture de livre devient, au

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siècle, une affaire

sérieuse, à laquelle se consacrent des professionnels de plus en plus nombreux et spécialisés : illustrateurs, typographes, graphistes, directeurs artistiques, aiguillés par des services commerciaux, chapeautés par des responsables éditoriaux qui fixent le cap d’une maison et doivent en assurer, sinon la rentabilité, du moins la survie financière. Tous ont à cœur de percer le mystère de ce qui fait une « bonne » couverture, ce qui sera pour ce livre la couverture. L’affaire est d’autant plus délicate que l’éditeur a une haute idée de ses textes, de ses auteurs, de ses lecteurs, et du rôle de la littérature dans la société. Car, assurément, les couvertures nous en disent autant sur les livres qu’elles habillent que sur la manière dont leurs commanditaires souhaitent les vendre, et à qui. Pour comprendre les choix graphiques qui gouvernent la conception d’une couverture, il est, par conséquent, indispensable de resituer le livre dans le contexte d’habitudes de lecture, de traditions éditoriales nationales, de phénomènes de mode, qui nourrissent des stratégies plus ou moins conscientes d’imitation ou de distinction… Une tâche immense qui impose à celui ou celle qui souhaite entreprendre l’histoire des couvertures de livres la plus grande modestie. La matière est infinie, les livres publiés au cours du xxe siècle, innombrables. D’ailleurs, les historiens du livre, qui étudient pourtant l’illustration et la typographie, ne se sont pas beaucoup intéressés, jusqu’à présent, aux couvertures.

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Peut-être parce qu’elles témoignent d’une conception essentiellement mercantile du livre et d’une époque où celui-ci rejoint d’autres produits industriels. Quelques spécialistes de la reliure font porter leurs regards jusqu’à l’aube du xxe siècle et aux cartonnages d’éditeurs. Mais la suite de l’histoire est encore une vaste terra incognita d’où émergent, comme quelques îlots salvateurs explorés surtout par des historiens anglo-saxons, une poignée de chapitres mieux documentés autour de figures d’éditeurs, de créateurs à l’origine de couvertures légendaires, ou sur la base de collections personnelles constituées par quelques passionnés. Pour étudier les couvertures et leur histoire, il faut pouvoir retrouver les livres dans leur état matériel d’origine, ce qui relève de la gageure dès lors que l’on souhaite disposer de corpus conséquents et significatifs comme une vue de l’ensemble des couvertures d’une même collection. Quelques maisons d’édition possèdent des archives où sont conservées tout ou partie de leurs parutions. C’est le cas par exemple de Penguin et de Gallimard. Mais la fabrication industrielle et le prix modique de la plupart des livres du

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siècle n’ont pas encouragé

leur conservation par les institutions publiques. Les bibliothèques qui procèdent au dépôt légal (Bibliothèque nationale de France et Library of Congress

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1. Edward Morgan Forster, Aspects of the Novel [Aspects du roman*], New York, Harvest Books, 1954. Couverture : Robert Korn. 2. Patricia Highsmith, Le Meurtrier, Paris, Le Livre de poche, 1966. Couverture : Pierre Faucheux.

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* Les ouvrages en langue étrangère, lorsqu’ils ont donné lieu à une édition française, sont suivis du titre français indiqué entre crochets. Les titres n’ayant pas fait l’objet d’une traduction en français sont suivis de la mention « non traduit ». Sauf précision contraire, la date indiquée est celle de la première édition sous la couverture présentée – une couverture pouvant être réutilisée à l’identique pour plusieurs réimpressions ultérieures.

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immuable de la « Blanche ». Pour le reste, tout a changé depuis cette première version. Pour faire le poids face aux couvertures puissantes des concurrents comme Grasset, la fine silhouette du Cheltenham utilisé sur les premiers volumes laisse la place en 1924 à un Didot aux contrastes plus marqués et à l’identité plus française (37). La composition typographique du titre (en rouge ou noir, en romain ou italique, à chasse régulière ou condensée, en capitales ou bas de casse) subit, elle, de nombreuses variations qui s’expliquent en partie par les conditions matérielles de fabrication des livres. Si pendant les premières années la conception des couvertures est suveillée par le pointilleux Gaston Gallimard54, à partir du succès des Jeunes filles en fleurs, qui remporte le Goncourt en 1919, la maison collabore avec différents imprimeurs. Ce sont eux qui réalisent, au pied des machines, la mise en page de la couverture, suivant un modèle qui semble simple à reproduire, mais qui suppose chaque fois des ajustements : titres trop longs ou trop courts, sous-titres, mention du traducteur, du genre (roman, récit) amènent à prendre des décisions qui ne sont pas toujours cohérentes d’un titre à l’autre… Ce n’est qu’en 1961, lorsque Massin entre officiellement chez Gallimard en qualité de directeur artistique, que l’allure de la « Blanche » va gagner en fermeté. Le rayonnement du graphisme Gallimard ne se limite pas aux couvertures blanches, imitées par différents éditeurs. En 1945, la « Blanche » trouve son équivalent maléfique avec la création de la « Série noire » et son titrage orangé, puis jaune (38). Le symbolisme est évident : c’est l’atmosphère louche des bouges, des ruelles obscures et des commissariats sinistres qui servent de décor aux

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romans de Raymond Chandler et James Hadley Chase, têtes d’affiche de la collection55. Pour ces « romans noirs américains » (qui n’ont souvent d’américain que le cadre des enquêtes – Chase est britannique), Gallimard fait le choix d’une présentation matérielle « américaine » : la couverture cartonnée recouverte d’une jaquette (les huit premiers titres avaient vu le jour sous couverture souple). Mais son graphisme est bien celui d’une collection française : composition centrée, typographie à gros empattements et marges blanches qui forment une sorte de cadre tout autour du titrage. Par sa sobriété, la jaquette de la « Série noire » incarne ainsi l’ambition de faire entrer le polar dans la « vraie » littérature.

54. Sa correspondance avec Verbeke témoigne de « rapports francs, directs, parfois virils, toujours corrects », résume Olivier Bessard-Banquy dans La Typographie du livre français, op. cit., p. 148. 55. Alban Cerisier et Franck Lhomeau, C’est l’histoire de la série noire, 1945-2015, Paris, Gallimard, 2015. 56. « Je suis typographe, j’ai horreur du mot “graphiste” qui, pour moi, est péjoratif et sous-entend je ne sais quel métier d’arrangeur. » Propos rapportés par Massin, L’ABC du métier, op. cit., p. 201. 57. Pierre Faucheux, Écrire l’espace, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 340-341.

ENCADREMENTS ET CARACTÈRES Sur les couvertures typographiques, le cadre est un marqueur important de l’identité visuelle des éditeurs. Le « typographe » (il détestait le mot « graphiste56 ») Pierre Faucheux, qui travailla pour différents éditeurs, s’amusait du fait qu’on lui avait posé régulièrement « la question gallimardienne » : celle « d’une couverture classique ressemblant à la collection blanche de Gallimard tout en ne lui ressemblant pas57 ». Une de ses plus belles réussites en la matière sera, en 1958, le cadre rouge qui souligne les quatre bords de la couverture blanche des éditions du Seuil. Faucheux ajoute ainsi un exemple de plus à une longue histoire du cadre de couverture. Celui-ci rappelle les ornements traditionnels des plats de reliures, notamment le rectangle à fleurons d’angles du décor « à la Duseuil », l’un des plus répandus (voir p. 32).

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40. Copi, La Journée d’une rêveuse, Paris, Christian Bourgois, 1968. Couverture : Chan (Havas) et Christian Bourgois. La couverture française connaît dans les années 1960 des aménagements qui, sans céder sur le terrain de la sobriété, introduisent des ingrédients plus modernes comme, ici, une linéale très mince utilisée exclusivement en bas de casse ou le positionnement asymétrique du titrage. 41. Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, « POL », 1978. Couverture : Jean-Pierre Reissner. Cette couverture que Paul Otchakovsky-Laurens chérissait est, dans sa pureté presque austère, un hommage au Garamond, caractère attaché depuis sa création aux « belles lettres » et aux grands classiques français. Utilisé sans graisse et sans emphase pour le titre et le nom d’auteur, il est aussi entièrement déployé (capitales, bas de casse, ponctuations et ligatures) dans le logotype de l’éditeur, un alphabet truqué où ressortent en rouge les initiales POL et le nom de l’éditeur Hachette. 42. Diane Meur, La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même, Paris, Paris, Sabine Wespieser, 2002. Couverture : Isabelle Mariana. Sur les couvertures des éditions Sabine Wespieser, fondées en 2001, une linéale grasse (Avenir) détache ses rondeurs à l’intérieur de sortes de cartouches aux couleurs acidulées dont dépassent les accents. La graphiste, Isabelle Mariana, propose des tandems de teintes, imprimées en ton direct et dont l’important est qu’elles soient de même force – le titre ne doit pas prendre le pas sur le nom de l’auteur. C’est ensuite Sabine Wespieser qui choisit, en écho avec le sujet et la personnalité du livre. Le défi vient parfois, comme ici, de la longueur du titre, qui doit trouver une composition harmonieuse.

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73. James M. Cain, Der Defraudant [Faux en écritures], Berlin, Rowohlt, « Rororo », 1951. Illustrateurs : Karl Gröning et Gisela Pferdmenges. 74. Gábor von Vaszary, Sie [Elle], Berlin, Rowohlt, « Rororo », 1955. Illustrateurs : Karl Gröning et Gisela Pferdmenges. Séductrices aux lèvres rouges, élégantes promeneuses : les femmes des couvertures de « Rororo » (romans sur rotatives de l’éditeur allemand Rowohlt) sont moins provocantes et plus glamour. On repère la formation de styliste de mode de leur dessinatrice (Gisela Pferdmenges). Son mari, Karl Gröning, ancien décorateur de théâtre, imagine, lui, les compositions audacieuses qui s’étalent souvent de la première à la quatrième de couverture et ménagent des effets de surprise, d’humour ou des amorces de narration.

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117. Fleuve noir…, op. cit., et en particulier sur les couvertures de François Ducos, « Gourdon et Brantonne, imagiers du Fleuve noir », p. 99-101. 118. Robert Bonaccorsi, « La collection Angoisse, une école du fantastique populaire » et Juliette Raabe, « Michel Gourdon, illustrateur d’“Angoisse” », dans Fleuve noir…, op. cit., p. 72 et 103. 119. Gourdon était aussi dessinateur d’affriolantes pin-up pour le magazine Paris Flirt. Son frère, Aslan (Alain Gourdon), officiait pour sa part pour le magazine Lui. 120. Science Fiction and Fantasy Artists of the 20th Century. A Biographical Dictionary, sous la dir. de Jane Frank, Jefferson (NC), McFarland, 2009.

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permettent de se répartir habilement les tâches de ce travail à quatre mains : Gisela se charge des personnages et leurs costumes ; Karl imagine, lui, les décors, les titrages, la composition générale – celle-ci se prolonge souvent de la première à la quatrième de couverture, pour former un rectangle horizontal qui rappelle une petite scène de théâtre, autorisant des effets narratifs lorsque le livre est ouvert entre les mains de ses lecteurs (73 et 74). La majeure partie des couvertures de « Rororo » reposent, comme les paperbacks américains, sur des scènes facilement déchiffrables – notamment sentimentales – mais sans sensationnalisme, celui-ci étant remplacé par une forme plus discrète de glamour. Le couple adopte une grande diversité de styles graphiques, sans jamais verser dans la vulgarité du photoréalisme. L’enjeu est de taille pour faire face aux reproches de marchandisation de la culture, dont le livre de poche allemand est la cible dès sa création… En France, le modèle américain du paperback ne séduit d’abord que les lecteurs d’une littérature de genre assez méprisée : policier, espionnage, fantastique, épouvante, science-fiction117, filon des éditions Fleuve noir, fondées en 1949. S’adressant à un lectorat qu’on se figure (à tort, peut-être…) jeune et populaire, les couvertures de la maison adoptent une esthétique hyperréaliste, dramatique et volontiers kitsch, issue des pulp américains. Jusqu’à la fin des années 1960, ce sont deux illustrateurs, Michel Gourdon (1925-2011) et René Brantonne (1903-1979), qui livrent les innombrables illustrations en couleur qui font l’identité de la maison et de ses sous-séries « Espionnage », « Angoisse »,

« Police », « Anticipation ». Comme ses homologues américains, Michel Gourdon, qui produit en continu, au rythme parfois d’une couverture par semaine, se contente souvent des indications fournies par l’éditeur sur les paysages, les personnages et des suggestions de scènes dramatiques118. Ses couvertures mettent souvent en scène de belles jeunes femmes, effrayées ou effrontées119, quand elles ne recyclent pas les clichés de l’effroi : paysages désolés, escaliers s’enfonçant dans les ténèbres, mains crispées et yeux exorbités, dans des tonalités de bleu nuit et d’ocre verdâtre zébrées de noir… Gourdon, qui signe toutes ses couvertures de manière très visible, dessine aussi les titrages, souvent disposés en vigoureuses diagonales et effilochés par le suspense (66). Parmi les genres populaires, la science-fiction et, notamment, les romans d’anticipation ont donné lieu à des couvertures particulièrement saisissantes qui ont donné corps à un imaginaire technologique diffusé bien au-delà de leur lectorat120. Dès les origines du genre, avec les beaux volumes illustrés des pionniers français Albert Robida et Jules Verne, inventions et paysages appellent leur mise en image, aussi bien pour conforter la compréhension des descriptions que pour prolonger l’exercice de l’imagination. Cette injonction du visuel se retrouve dans la deuxième vague de la science-fiction, anglosaxonne et beaucoup plus populaire. Sur les feuilletons édités dans les magazines pulp et les premières collections spécialisées de paperbacks, la couverture est souvent le seul support de l’illustration, en tout cas celui où l’image peut être véritablement travaillée dans les demi-teintes et la couleur – les pages

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101. Grégoire Olivier, Sous les toits de Paris, Paris, Tallandier, « Cinéma-Bibliothèque », 1923. Avec les photographies du film éponyme de René Clair. La pratique est encore très répandue aujourd’hui. Lorsque sort l’adaptation cinématographique d’un livre, l’éditeur qui en possède les droits choisit parfois de le rééditer, sous une couverture aux couleurs du film et de ses vedettes. Convertir les spectateurs de cinéma en lecteurs de livres fut même le pari de certaines collections, comme, dans les années 1920, « CinémaBibliothèque » de Tallandier, dont les couvertures en rouge et bleu donnent l’impression d’une image en quadrichromie. 102. Leslie Despard, Un crime parfait, Paris, Gallimard, « Les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures », 1932. Couverture non signée. La collection « Les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures », l’une des premières collections françaises de littérature policière, diffuse sous forme de livres le même genre d’histoires macabres que celles de la très populaire revue Détective (elle aussi portée par la prestigieuse maison Gallimard), dont elle reprend d’ailleurs les codes photographiques. Fourni par les services photographiques de Détective, les photographies de couverture sont le fruit de reportages sur le terrain, dont certains sont reconstitués pour les besoins de l’appareil. 103. Maupassant, Le Horla, Paris, Flammarion, « Select-Collection », 1942. Couverture non signée. Journal d’un homme aux prises avec une créature fantomatique (ou avec sa propre folie ?), la nouvelle fantastique de Maupassant était déjà un classique au moment de sa parution dans la « SelectCollection » de Flammarion. Les couvertures photographiques de cette collection, comme son petit prix et son format magazine, s’adressent à un lectorat populaire dont elles flattent le goût du frisson, avec des mises en scène appuyées, réalisées en studio et faisant volontiers référence au cinéma.

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158. Roger Parry. Photographies, dessins, mises en pages, catalogue d’exposition (Paris, Jeu de Paume, 2007), sous la dir. de Mouna Mekouar, Paris, Gallimard/Jeu de Paume, 2007. 159. Ibid, p. 32. 160. « Pour faire une couverture de roman policier », La Semaine, 12 juin 1941, p. 30. L’article comporte un reportage photographique making of d’une couverture pour Une tête coupée dans un jardin (roman probablement réintitulé car nous n’avons pu en retrouver la trace). Olivier Todd, « Préface-portrait », dans Roger Parry…, op. cit., p. 7. 161. Voir en particulier Matthieu Letourneux et Jean-Yves Mollier, La Librairie Tallandier. Histoire d’une grande maison d’édition populaire (1870-2000), Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 363-385.

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Première Guerre mondiale, ceux-ci ont lancé de petites collections qui se rapprochent, par le prix et par la mise en forme, d’une certaine presse grand public. Dans les petites brochures de la « Select-Collection » à 2 francs de Flammarion, par exemple, le texte des succès d’Alphonse Daudet, Victor Margueritte, André Theuriet, mais aussi de certains titres déjà classiques de Zola ou Maupassant, se trouve disposé sur deux colonnes dans un format qui s’apparente à celui des magazines. Leurs couvertures, initialement confiées à des illustrateurs comme Raymond Renefer (également peintre et graveur), se parent peu à peu, à partir des années 1930, de photographies où des comédiens prêtent leur expressivité appuyée aux personnages principaux, dans des mises en scène volontiers dramatiques (103). Il semble évident de rattacher cette photographie très narrative à l’univers du cinéma dont le public fourni et fidèle intéresse de plus en plus les éditeurs. En France, Jules Tallandier importe le genre américain du « ciné-roman » ou « roman-cinéma » : de petits livres abondamment illustrés par les photographies d’un film et fonctionnant parfois selon une logique de feuilleton161. Sa « Cinéma-Bibliothèque », lancée en 1926, comporte pour moitié des scénarios de films « mis en romans », pour l’autre moitié des romans et pièces de théâtre (Dumas, Bernède, Leroux, Zévaco, Allain…) réédités à l’occasion de leur passage à l’écran (101). Tallandier tout comme Fayard ou Ferenczi, qui s’engagent eux aussi dans ce juteux filon, comptent bien ainsi élargir le cercle de leurs lecteurs au public des salles de cinéma. Invitations à prolonger le plaisir de la séance, les couvertures jouent tantôt de la force dramatique d’une scène

du livre (ou de son adaptation), tantôt de la notoriété des vedettes qui en incarnent les personnages principaux. Réalisées à partir des photographies d’exploitation (photographies posées réalisées sur le tournage), les couvertures prennent place au sein de la vaste iconographie que développent à l’époque les affiches de films et les premiers magazines de cinéma comme Cinémonde ou Cinémagazine.

L’ART DU PHOTOMONTAGE Pendant que se diffusent ces couvertures posées et littéralement spectaculaires, la photographie fait également son apparition, sous la forme plus discrète de l’image documentaire, sur les couvertures de livres didactiques. Enquêtes, reportages, essais, récits de vie, livres d’histoire ou de science deviennent dans les années 19201930 un secteur très porteur du marché du livre, à destination d’un lectorat désireux de s’instruire sur tous les sujets – la culture générale le disputant à l’actualité politique préoccupante de l’entre-deux-guerres… Les couvertures de ce type d’ouvrages sont commodément mises en images par des photographies qui se rapportent directement au sujet : photographies scientifiques ou d’actualité, portraits, paysages... Qu’elles soient pensées pour la fiction ou des textes de nature documentaire, les couvertures photographiques bénéficient des avancées de la photogravure, un procédé mis au point pour la presse illustrée. La photographie n’y est pas seulement la matière de l’illustration, elle intervient aussi comme procédé technique au stade de la fabrication, puisque les éléments imprimants sont obtenus en tramant

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134. André Maurois, Ariel, Londres, Penguin, 1935. Charte graphique : Edward P. Young. 135. Ngaio Marsh, Death in a White Tie [La Mort en gants blancs], Londres, Penguin, 1949. Charte graphique : Edward P. Young. 136. Kate O’Brien, Without my Cloak [non traduit], Londres, Penguin, 1949. Charte graphique : Jan Tschichold. Sur ces trois états de la charte graphique des couvertures Penguin, on peut repérer les variations subtiles de la mise en page conçue par Edward P. Young et retravaillée par Jan Tschichold en 1949. Le sympathique pingouin dessiné par Young d’après de vrais spécimens du zoo de Londres est sans doute celui qui change le plus visiblement de silhouette jusqu’à trouver sa forme définitive. D’autres évolutions concernent le caractère utilisé pour le nom de l’éditeur (Bodoni remplacé par Gill Sans) et les petits éléments (mention de l’éditeur tutélaire, indications de genre, filets) qui apportent de la couleur au registre central.

137. H. G. Wells, The Rights of Man [Les Droits de l’homme], Londres, Penguin, « Penguin Specials », 1940. Couverture non signée. Lancés peu avant la Seconde Guerre mondiale, les « Penguin Specials » traitent de questions d’actualité. Ils incorporent aux registres horizontaux de la mise en page originelle d’autres codes visuels, en particulier ceux de la presse, avec l’insertion de phrases d’accroche et, parfois, des illustrations. Les titres y sont particulièrement massifs, avec des variations sur les types de caractères et les graisses (ici une version Ultra Bold du caractère Gill Sans et une Rockwell ombrée).

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207. Dans un compte rendu paru dans L’Italia che scrive, cité par Ada Gigli Marchetti, Le edizioni Corbaccio. Storia di libri e di libertà, Milan, Franco Angeli, 2000, p. 57-59.

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pas typographe, mais il a l’habitude de dialoguer avec les imprimeurs, il connaît leurs contraintes. Il sait aussi que les Penguin devront être rapides et faciles à mettre en page et à imprimer : ce sera le cas avec cette solution minimaliste (134). La modernité des premiers Penguin est frappante quand on la compare aux traditionnelles couvertures avec encadrement de filets. À défaut de cadre pour mettre en valeur le titre et le nom de l’auteur, Young structure la couverture en trois registres horizontaux qui courent sur la première de couverture et le dos (la quatrième de couverture est unie, du même coloris). Les bandes de couleur en haut et en bas font ressortir la surface centrale, un peu plus large et laissée blanche, où se détachent en capitales noires le titre et le nom d’auteur, flanqués du nom de l’éditeur (The Bodley Head, disposé verticalement). L’impact du texte repose sur l’efficacité du caractère Gill Sans, une police linéale dont la lisibilité avait d’abord été éprouvée sur des enseignes et des panneaux signalétiques. Son créateur, Eric Gill, inspiré par les lettrages d’Edward Johnston pour le métro londonien, en a dessiné les premiers caractères pour l’enseigne d’un libraire de Bristol, avant d’en faire une fonte complète, distribuée à partir de 1928 par la fonderie Monotype. Sur la couverture de Penguin, elle apparaît dans deux graisses différentes qui apportent de la variété tout en mettant le titre en valeur. Cette force géométrique est contrebalancée par un jeu subtil d’échos entre noir, blanc et couleur : le nom de l’éditeur dans la bande centrale est composé dans la couleur du « fond », tandis que le sympathique pingouin qui sert de logotype et le cadre quadrilobé

contenant le nom de la collection (en Bodoni Ultra Bold) ajoutent des touches de blanc et de noir sur les zones de couleur. Les couleurs, justement, sont un ingrédient fondamental dans la conception de l’identité graphique d’une collection. Leur variété fait paradoxalement ressortir les constantes de mise en page des couvertures. Et d’un point de vue pratique, elles permettent le repérage, par les libraires et les lecteurs, de différentes catégories de textes. Chez The Albatross, les différentes couleurs renvoient moins, elles, à des genres littéraires qu’à différents types de légitimité littéraire : les romans d’aventures et les policiers se trouvent ainsi parés du même rouge, qui signale la littérature de divertissement, que les lecteurs plus exigeants laisseront de côté pour faire le choix d’un roman psychologique sous couverture jaune. Ces choix chromatiques se réfèrent parfois à la symbolique traditionnelle ou plus subjective de certaines couleurs : le rose tendre est ainsi tout désigné pour la littérature pour enfants. Les éditeurs de la collection « I Corvi » avaient associé, eux, à chacune des douze teintes de couvertures de la collection un genre d’émotion ou de caractère littéraire, décrits par les éditeurs en termes presque poétiques : « Le rouge écarlate (vivacité d’action et intensité des sentiments) pour les romans d’amour, intimiste et psychologique […] ; le bleu ciel (horizons, vagues, mirages, couleur nostalgique) pour les voyages, les journaux intimes, les romans ésotériques et folkloriques […] ; l’ivoire (couleur des vieux papiers imputrescibles) pour les classiques du roman, de la poésie et de la philosophie207. »

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PETITS POINTS RONDS, PETITS POINTS CARRÉS 180. H. P. Lovecraft, La habitación cerrada y otros cuentos de terror [La Maison maudite et autres nouvelles terrifiantes], Madrid, Alianza Editorial, 1983. Couverture : Daniel Gil. 181. William Gibson, Burning Chrome [Gravé sur chrome], Tokyo, Hayakawa Publishing, 1987. Couverture : Yukimasa Okumura. Depuis les années 1960, artistes et graphistes s’amusent à dévoiler la trame, composée de petits points, des photographies imprimées. Sur cette couverture, le procédé permet à Daniel Gil d’accentuer l’étrangeté d’une tête de monstre, greffée par collage sur un buste cravaté. Il annonce d’autres « effets » faisant référence aux technologies de l’image, et que faciliteront les premiers logiciels de conception graphique sur ordinateur, commercialisés au milieu des années 1980. Ils donnent naissance à des images complexes, fruits de l’improvisation des graphistes sur ces nouveaux outils. Elles ne trouvent d’abord de débouchés concrets que dans l’illustration des couvertures de sciencefiction, comme ici sur les traductions japonaises des romans de William Gibson, père du cyberpunk, courant de SF qui situe ses intrigues dans le monde des robots et des intelligences artificielles.

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LE LIVRE ET LES PIXELS Une myriade de petits points : c’est ce qu’on voit lorsqu’on regarde à travers le verre grossissant d’une loupe une image imprimée en offset, technique d’impression dominante depuis les années 1950. Le principe est de reproduire l’image sous la forme d’un ensemble de points, la trame, dont la taille et l’espacement définissent des demi-teintes. Pour obtenir une image en couleur, le mélange de points de trame noirs, magenta, jaunes et cyan – la quadrichromie – permet de reproduire tout le spectre chromatique. À la surface des écrans, c’est sur le même principe (mais avec des couleurs différentes : rouge, vert, bleu) que s’affichent les images, composées de ce qu’on appellera bientôt des pixels (le mot, contraction de picture (« image ») et element (« élément »), apparaît au milieu des années 1960). Ces deux technologies constituent la matière d’un nouveau vocabulaire formel que les graphistes mobilisent sur les couvertures de livres : agrandissement de l’image tramée, références à l’univers et aux outils numériques, des effets plastiques qui témoignent des contacts inévitables du livre avec les nouveaux médias.

TRAMES Dès les années 1960, les images imprimées par la technique de la quadrichromie fascinent artistes et graphistes. Sur les toiles du peintre de pop art américain Roy Lichtenstein, l’exhibition des points de trame, utilisés notamment pour l’impression des comics dont l’artiste agrandit les cases à la taille de tableaux, est un exemple particulièrement fameux. Le même genre d’effet optique se retrouve dans la création graphique à partir des années 1960, et notamment sur les couvertures de livres, celles par exemple de Pierre Faucheux et Daniel Gil dans les années 1960

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et 1970 (voir p. 161-173), qui l’un comme l’autre aimaient travailler à partir d’images préexistantes, associées dans des collages et photomontages. Sur plus d’une couverture, le caractère de seconde main de certains éléments de l’image est signalé par l’agrandissement du tramage de l’image. Les points qui la composent sont agrandis, les contrastes poussés. Ce qui était jusqu’alors le marqueur des mauvaises reproductions devient, ainsi assumé, une matière graphique étonnante, appelée à une longue postérité (180). Dans les années 1980, on la retrouve par exemple sur les couvertures qu’Andrzej Klimowski (né en 1949) imagine pour les

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D’abord protection du corps du livre, la couverture s’est au fil du temps affirmée comme marque de singularisation dans un environnement éditorial et commercial toujours plus concurrentiel, mais aussi comme ouverture allégorique sur l’œuvre qu’elle renferme, et enfin comme espace privilégié pour des expressions graphiques toujours renouvelées. C’est cette histoire graphique, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, que relate Clémence Imbert, avec rigueur et force illustrations, parcourant continents et collections, styles et genres, maisons d’édition et ateliers de graphistes. Un livre d’hommage autant que de découverte.

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