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Christian Gollier, Entre fin de mois et fin du monde. Économie de nos responsabilités envers l’humanité

Joanie Ouellette
Entre fin de mois et fin du monde
Christian Gollier, Entre fin de mois et fin du monde. Économie de nos responsabilités envers l'humanité, Paris, Fayard, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales », 2022, 80 p., ISBN : 978-2-213-72196-5.
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Texte intégral

  • 1 La version électronique de l’ouvrage est disponible en accès ouvert à l’adresse : https://books.ope (...)

1Entre fin de mois et fin du monde est la leçon inaugurale que Christian Gollier a prononcée en accédant à la chaire « Avenir commun durable » du Collège de France en décembre 20211. Pour les nouveaux enseignants, ces leçons inaugurales sont l’occasion de présenter les particularités de leur pensée par rapport à celle de leur prédécesseur ainsi que de dresser un état des connaissances actuelles sur leur sujet. D’origine belge, Christian Gollier est un économiste spécialisé dans l’économie du risque, de l’incertain et de l’environnement. Il fut l’un des fondateurs de la Toulouse School of Economics, qu’il dirige depuis 2009. En plus de ses activités de recherche et de publication, Christian Gollier mobilise fréquemment son expertise à titre de conseiller, notamment pour le gouvernement français d’Emmanuel Macron. Il a également participé à la rédaction des quatrième et cinquième rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur les changements climatiques (GIEC).

2Comme l’explique l’auteur, l’inévitabilité du changement climatique engage actuellement l’humanité à assumer certaines responsabilités envers les générations futures, dont la mise en place d’actions permettant de limiter l’ampleur de ce changement. Or, la volonté de protéger l’environnement est confrontée à certaines limites : d’une part, une grande partie de la population est déjà préoccupée par le besoin, plus immédiat, de survivre à la « fin de mois » ; d’autre part, les efforts faits par les individus aujourd’hui (réduction de la consommation de biens et d’énergie) ne porteront leurs fruits que dans l’avenir, donc pour les générations futures (p. 13). Christian Gollier souhaite donc concilier la lutte contre le changement climatique et les besoins économiques qui s’imposent à nous aujourd’hui et trouver le moyen d’aligner l’intérêt individuel sur l’intérêt général. L’objectif de la leçon est de mobiliser une « technique opérationnelle d’évaluation permettant de juger chaque action à l’aune de son apport au bien commun » (p. 11). L’auteur considérant que la taxe carbone unique, soit une approche consistant à « imposer à toute personne ou entreprise de payer la valeur du carbone pour toutes les tonnes de CO2 émises » (p. 30), est l’action qui apporte les plus grands bienfaits, la majeure partie du livre lui est consacrée. La leçon est divisée en deux moments principaux : en premier lieu, l’économiste entreprend un survol de différents instruments de lutte contre le changement climatique (éoliennes, installation de panneaux voltaïques sur les toits, etc.) ; en second lieu, il mobilise certaines théories économiques afin d’estimer le prix auquel devrait s’élever la taxe carbone.

3S’il y a aujourd’hui un consensus en France sur le fait qu’un changement climatique est en cours, la manière d’intervenir pour lutter contre celui-ci est encore l’objet de débats (p. 12). Personne ne veut d’éoliennes dans son paysage, les biocarburants sont rejetés en raison du fait qu’ils enrichissent l’agribusiness, le nucléaire est écarté car il produit des déchets radioactifs. Pour Christian Gollier, « l’agrégation des oppositions ne peut conduire qu’à l’immobilisme » (p. 12). De plus, la plupart des actions faites aujourd’hui pour lutter contre le changement climatique (éco-prêt à taux zéro, crédit d’impôt pour la transition énergétique, certificat d’économie d’énergie) ont un coût élevé, se situant autour de 350 euros par tonne d’équivalent carbone évitée, lequel est indirectement payé par la population française (p. 17). Par exemple, les subventions que l’État français offre pour l’installation de panneaux solaires ont un coût de 1 350 euros pour chaque tonne de dioxyde de carbone évitée. Ce surcroît de dépenses augmente les factures d’électricité de tous les Français en raison de la Contribution au service public de l’électricité (p. 16). Le coût du remplacement de la voiture thermique par la voiture électrique s’élève quant à lui à 300 euros par tonne d’équivalent carbone évitée. À titre comparatif, le remplacement d’une chaudière à fioul par une pompe à chaleur ou la diminution de la vitesse permise sur les routes de 90 à 80 km/heure coûtent tous deux 50 euros par tonne d’équivalent carbone évitée. C’est pourquoi Christian Gollier en appelle à juger de l’efficacité de toute politique climatique selon leur coût par tonne d’équivalent carbone évitée ; il propose donc d’évaluer la « valeur du carbone » et de rejeter systématiquement les actions ayant un coût supérieur à celle-ci (p. 22).

4L’établissement d’une taxe carbone est selon lui la manière la plus efficace de préserver l’environnement : en faisant payer directement les pollueurs pour le dioxyde de carbone qu’ils émettent, le changement de pratique permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre deviendrait plus avantageux, ce qui permettrait d’aligner l’intérêt individuel sur l’intérêt général. Cela rendrait aussi plus rentable l’investissement pour le développement des technologies vertes, nécessaires à la transition énergétique. L’établissement d’une taxe carbone unique européenne permettrait aussi de révéler le coût élevé de la transition écologique, tout en étant un instrument peu coûteux de lutte contre le changement climatique. Mais comment mesurer le juste prix que devrait avoir une tonne d’équivalent carbone ? Si celui-ci est trop faible, il risque de ne pas inciter suffisamment à réduire les émissions de dioxyde de carbone ou à investir dans le développement de technologies vertes. Si celui-ci est trop élevé, il risque d’obérer considérablement le pouvoir d’achat des individus et de pénaliser les personnes ayant un revenu modeste. Pour Christian Gollier, la tarification du carbone nécessite de tenir compte de deux facteurs principaux : la préférence accordée au présent par rapport au futur et le taux d’actualisation des flux à venir.

5D’une part, l’effort fait par un individu ou une entreprise pour réduire ses émissions de dioxyde de carbone, par exemple en diminuant la température de leur thermostat, entraîne un inconfort, lequel doit être traduit en termes monétaires (p. 27). Afin d’inciter les gens à faire un sacrifice pour les générations futures, ce coût monétaire doit être compensé, car ce sacrifice diminue l’intérêt individuel à modifier ses habitudes. D’autre part, le taux d’actualisation des flux à venir est un outil économique opérationnel permettant d’évaluer la valeur qu’aura dans le futur un euro dépensé aujourd’hui. Partant du principe de la permanence de la croissance économique, les économistes estiment que les générations futures seront plus riches que la population actuelle, et donc qu’il coûte plus cher de mettre en place des mesures de lutte contre le changement climatique aujourd’hui que demain. En raison de cela, « nous demander des sacrifices pour le bénéfice des générations futures, c’est demander aux plus pauvres de financer les richesses » (p. 46), ce qui accroît les inégalités intergénérationnelles. D’où l’intérêt d’inclure le taux d’actualisation dans le calcul de la valeur du carbone, lequel vient établir « le taux de rendement socio-économique minimum d’un investissement » pour compenser l’inégalité intergénérationnelle (p. 47), faute de quoi l’investissement pour l’avenir ne serait tout simplement pas désirable. S’il est courant d’évaluer la croissance à 2% par année, Christian Gollier met pour sa part de l’avant les incertitudes liées au changement climatique, lesquelles rendent peu probable un tel niveau de croissance. Partant du constat que les individus mettent plus d’argent de côté dans les périodes d’incertitude économique, il invite à utiliser un taux d’actualisation faible, afin d’encourager une plus grande épargne pour l’avenir et de mieux se préparer pour contrer les incertitudes résultant du changement climatique (p. 53).

6La tarification du dioxyde de carbone apparaît donc comme un moyen efficace d’inciter les individus et les entreprises à tenir compte du futur dans leurs décisions actuelles, notamment en matière d’investissement. Comme cette mesure ne jouit pas d’une opinion favorable, Christian Gollier propose de redistribuer les revenus fiscaux générés par la taxe carbone afin d’accroître l’acceptabilité sociale. En redistribuant davantage aux tranches de la population ayant un faible revenu, il serait possible de contrer l’effet d’augmentation des inégalités sociales résultant de cette mesure (p. 33). La taxe carbone unique est pour l’auteur un moyen libéral équitable, fondé en grande partie sur les mécanismes actuels du marché, d’inciter au sacrifice qui doit être fait aujourd’hui pour assurer le bien-être des générations futures (p. 31). Christian Gollier conclut sa leçon en proposant que le prix de l’émission d’une tonne de dioxyde de carbone soit « égal à la valeur actualisée du flux de dommages que cette émission engendre » (p. 63). Il appelle à mettre en place une taxe carbone peu élevée au départ, qui augmenterait au cours des prochaines décennies. Il recommande d’utiliser un taux d’actualisation de 4% et de mettre en place une tarification de 150 euros par tonne d’équivalent CO2 aujourd’hui, augmentant graduellement jusqu’à 500 euros en 2050.

7Alors que l’objectif de la leçon est d’évaluer chaque action de lutte contre le changement climatique à partir d’une méthode objective, nous pouvons constater que Christian Gollier survole somme toute rapidement un nombre bien faible d’actions. En fait, il semble que l’objectif du livre soit plutôt de faire l’éloge de la taxe carbone unique, et ce à partir d’un argumentaire qui s’ancre exclusivement dans la théorie économique néoclassique. En effet, la solution proposée est fondée sur plusieurs des préceptes de ce courant économique, lesquels ne sont pas l’objet d’un consensus scientifique : la société serait composée d’individus rationnels, évaluant constamment leurs intérêts et les actions à mettre en place pour maximiser leur bien-être à court terme ; ce calcul se ferait en grande partie à partir de l’évaluation monétaire, ce qui ferait des signaux envoyés par les prix le facteur le plus important lors de la prise de décisions. Cette logique laisse de côté les autres incitatifs sociaux, telles les normes culturelles de consommation (par exemple, acheter un nouveau téléphone portable tous les deux ans)les valeurs personnelles (par exemple, le végétarisme ou l’écologisme) et l’organisation sociale (par exemple, le besoin de prendre sa voiture pour aller au travail en raison d’un manque d’accessibilité aux transports en commun). Ce faisant, les enjeux liés à la transition écologique sont transformés en questions strictement économiques. C’est ainsi que le changement climatique est présenté comme une simple « défaillance des marchés », laquelle pourrait se régler par un ajustement des prix à partir de la taxe carbone (p. 31). De plus, l’auteur ne prend pas en considération le coût des conséquences futures du changement climatique, lequel est désormais estimé plus élevé que le coût de la mitigation du changement climatique. Enfin, l’auteur range du côté de l’incertitude l’effet du changement climatique, alors que celui-ci a déjà été qualifié et quantifié avec un très bon niveau de certitude par les experts de plusieurs domaines scientifiques. Bref, s’il est indéniable que Christian Gollier souhaite réellement contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans une perspective de lutte contre le changement climatique, il serait toutefois important qu’il joigne aux savoirs de l’économie orthodoxe les savoirs produits par les autres disciplines scientifiques, venant parfois réfuter les premiers.

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Notes

1 La version électronique de l’ouvrage est disponible en accès ouvert à l’adresse : https://books.openedition.org/cdf/13522.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Joanie Ouellette, « Christian Gollier, Entre fin de mois et fin du monde. Économie de nos responsabilités envers l’humanité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 septembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/58180 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.58180

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Rédacteur

Joanie Ouellette

Doctorante de sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Membre de l’Atelier d’écologie sociale du capitalisme avancé, elle a précédemment complété un master de philosophie à l’Université de Strasbourg.

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