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La deuxième moitié



Assita Kanko

La deuxième moitié ur un Plaidoyer po

inisme

nouveau fém



TABLE DES MATIÈRES Préface Madame Courage – Franz-Olivier Giesbert Introduction Quelques étapes de ma vie 1 Gendercide : « C’est une fille », des mots qui tuent 2 Intégrité physique : les mutilations génitales 3 L’éducation est la clé 4 Les mariages précoces 5 Les captivités maritales 6 La polygamie

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7 Crimes d’honneur : « Cette pute vivait comme

une Allemande » 8 La violence conjugale, un terrorisme à huis clos 9 Viols. Ce n’est pas la faute des victimes Marleen Temmerman: Le dilemme d’une gynécologue 10 Les femmes, le travail et le pouvoir Gwendolyn Rutten: Confidences d’une jeune femme audacieuse Fadila Laanan: Une ministre bruxelloise qui assume sa féminité Valentine Delwart: Ou la technique du camouflage

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Épilogue Notes

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À Axelle.


FRANZ-OLIVIER GIESBERT

MADAME COURAGE C’est le genre de personne qui rend confiance en l’espèce humaine. Une femme avec qui on peut partir sans crainte à la guerre : Assita Kanko est l’incarnation vivante du courage et de la force de caractère. Rien ne l’abat jamais, surtout pas les épreuves. Sa vie semble avoir été placée sous le signe de la célèbre phrase de Nietzsche : « Tout ce qui ne vous tue pas vous renforce ». C’est pourquoi on n’a pas fini de parler d’Assita Kanko en Belgique, tout comme en Europe ou en Afrique. Son message est universel. Son livre est le cri de colère qu’on attendait contre les « aquoibonistes » et les grands prêtres du cynisme, l’idéologie du XXIe siècle. Assita Kanko entend réveiller les consciences. Au nom de son nouveau féminisme, elle ne se contente pas de dénoncer le relativisme culturel qui permet aux pleutres ou aux esprits fatigués de se laver les mains de tout le mal qui est fait aux femmes. Il n’y a pas seulement une révolte dans « La deuxième moitié ». Il y a aussi des analyses, des chiffres sidérants, des témoignages poignants et des perspectives d’avenir. Puisse ce livre incisif et d’une grande humanité ébranler les colonnes du temple d’un monde où les femmes n’ont encore souvent qu’un seul droit, celui de se taire.

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INTRODUCTION « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Tel est l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par l’Assemblée Générale des Nations Unies. Pendant des mois, des délégations venues de pays du monde entier avaient négocié les différents points qui leur étaient soumis. Leur objectif était de formuler un certain nombre de droits fondamentaux universels applicables à chaque être humain, homme ou femme. La Déclaration devait donner la réponse définitive à la question de savoir ce que vaut une vie humaine. Ce n’est pas un hasard si elle est née du marasme de deux guerres mondiales et de leurs dizaines de millions de morts, tant militaires que civils. Des civils totalement innocents furent brutalisés, abattus, détruits par les bombes, gazés au nom de la prétendue pureté de la race, massacrés en raison de leur nationalité ou de leurs croyances. Une tuerie massive dont les bourreaux répondaient aux ordres de dirigeants politiques, spirituels ou militaires. Parmi ces victimes, d’innombrables femmes. Elles étaient souvent sauvagement violées, pas seulement par désir ou par vengeance, mais pour les avilir, les engrosser, les détruire. Parce qu’elles étaient les « reproductrices » de la race, de la nation ou de la religion que leurs ennemis haïssaient plus que tout. Sans doute le sommet de cette haine fût-il atteint avec les expérimentations médicales menées dans les camps de concentration nazis ainsi qu’au Japon. Des méthodes barbares y furent développées pour rendre stériles les femmes de race dite « inférieure » à coups d’injections chimiques et de rayons X. Ces techniques étaient destinées à être appliquées à grande échelle sur des étrangers, des personnes ayant d’autres croyances, des

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femmes et des filles considérées comme « inférieures », afin de procéder à l’extermination d’une race, d’un peuple ou d’une croyance. Une femme, Eleanor Roosevelt, fut l’une des chevilles ouvrières de l’élaboration des droits humains universels et les propagea. Tout un symbole. Elle était convaincue qu’après la catastrophe engendrée par les deux guerres mondiales, une nouvelle ère allait enfin voir le jour. Une ère où le principe de l’égalité entre humains serait effectivement mis en application. C’était une idée partiellement naïve, car des centaines de millions de personnes ont depuis continué à vivre sans liberté. Pensons à tous ceux qui ont subi le joug des régimes communistes et dictatoriaux, aux personnes de couleur sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, aux Noirs soumis à la ségrégation aux ÉtatsUnis, aux millions de ressortissants des colonies occidentales en Afrique et en Asie, au nombre astronomique d’êtres sans caste ou d’intouchables qui vivent dans une Inde prétendument démocratique, aux innombrables femmes qui, partout dans le monde, ont moins de droits que les hommes. Entre-temps, les régimes communistes ont implosé, le régime de l’apartheid a pris fin, la lutte contre la ségrégation aux États-Unis a établi une certaine égalité entre Noirs et Blancs. Et, en Occident, des femmes ont lancé avec brio une seconde vague féministe qui leur a permis finalement d’obtenir le droit à l’autodétermination sur leur propre corps ainsi que des droits égaux à ceux des hommes, du moins en théorie. Car, dans la pratique, les premières victimes de l’injustice sont surtout des femmes. L’oppression des femmes de par le monde reste une constante. Si l’on fait abstraction de quelques sociétés matriarcales issues de l’Antiquité, les hommes ont toujours eu le pouvoir. Cela est sans doute dû à certains facteurs évolutionnaires. Pendant que les hommes, généralement plus forts physiquement, partaient à la chasse, les femmes s’occupaient de leur progéniture et faisaient déjà « le ménage ». Mais cela n’explique pas pour autant l’incroyable brutalité avec laquelle beaucoup de femmes et de filles sont encore traitées de nos jours. Il faut rechercher la vraie cause de cette violence dans les

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traditions culturelles et religieuses transmises de génération en génération. Prenons par exemple les religions du livre. Tant dans l’Ancien Testament, dans le Nouveau Testament que dans le Coran, beaucoup d’écrits présentent la femme comme étant inférieure à l’homme. On lit dans le Livre de la Genèse : « Il dit à la femme (Ève) : “ Tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi” »1. Dans l’épître aux Éphésiens, on trouve : « Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur, car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. Or, de même que l’Église est soumise au Christ, les femmes aussi doivent l’être à leurs maris en toutes choses »2. Et dans le Coran : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci… »3. « Vos femmes sont un champ pour vous »4, ce qui laisse très peu de marge de manœuvre à ces dernières quand il s’agit de gérer leur propre sexualité. On peut encore constater que d’autres religions n’épargnent pas les femmes. Prenez l’hindouisme et la crémation des veuves (les sati) qui a existé pendant des siècles ainsi que la pratique du système de castes. Des hindous radicaux veulent d’ailleurs réintroduire aujourd’hui ce système, ce qui constituerait un drame pour les Dalits, les sans-castes, et en particulier pour les femmes. Dans les Lois de Manu édictées il y a 2200 ans, il est écrit : « Une petite fille, une jeune femme, une femme avancée en âge ne doivent jamais rien faire suivant leur propre volonté, même dans leur maison. Pendant son enfance, une femme doit dépendre de son père ; pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari ; son mari étant mort, de ses fils ; une femme ne doit jamais se gouverner à sa guise »5. Le bouddhisme et certaines traditions religieuses chinoises se basent également sur des textes dans lesquels les femmes sont considérées comme des êtres inférieurs aux hommes. La culture et la religion font donc en sorte que, depuis des milliers d’années, les femmes soient traitées comme des esclaves. La théologienne anglaise Mary Astell se posait à juste titre la question

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suivante : « If all men are born free, how is it that women are born slaves ? »6 (« Si tous les hommes naissent libres, comment se fait-il que toutes les femmes naissent esclaves ? »). Ce n’est qu’après la première vague féministe, qui fut obstinément menée par les suffragettes, que les femmes obtinrent le droit de vote. En 1919 aux Pays-Bas, en 1928 en Angleterre, en 1944 en France, en 1948 en Belgique, en 1958 au Burkina Faso, en 2005 au Koweït. Mais, malgré l’obtention de ces droits politiques, malgré la Déclaration universelle des droits de l’homme, les femmes restèrent encore et toujours subordonnées aux hommes. Une deuxième vague féministe fut nécessaire pour leur donner le droit de disposer de leur propre corps. Pour décider elles-mêmes si elles voulaient des enfants ou non, pour créer elles-mêmes une entreprise, pour exercer un emploi, gagner de l’argent… Au cours des dernières décennies du siècle passé, les femmes ont également obtenu le droit à l’avortement, le droit de s’opposer à la violence domestique ou encore de dénoncer et de faire condamner un viol intraconjugal. Des règles ont été approuvées pour interdire toute forme de discrimination fondée sur le genre, des quotas ont été introduits pour permettre à davantage de femmes d’entrer en politique, une protection a été mise en place pour les femmes divorcées qui, généralement, assumaient jusque-là la responsabilité d’élever les enfants. Dans différents pays, une personne de sexe féminin prit même la tête du gouvernement pour la première fois. On aurait pu croire qu’un traitement égalitaire des femmes avait enfin été obtenu. Pourtant, la réalité est tout autre. Le nombre de femmes qui disposent réellement de droits égaux aux hommes ne constitue qu’une petite minorité par rapport aux centaines de millions d’autres qui sont toujours humiliées, opprimées et abusées à des degrés divers. On le voit dans tous les pays du monde, même dans nos États occidentaux prétendument « civilisés ». Il ressort même de la multitude d’études consacrées à la question que, pour de nombreuses femmes, la situa-

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tion ne s’améliore pas, mais au contraire empire. En particulier dans les pays où certaines traditions culturelles ou religieuses remontent en puissance. Les femmes y sont inférieures à l’homme et sont souvent traitées comme telles durant toute leur existence. Dès leur naissance, d’innombrables bébés de sexe féminin, fillettes, adolescentes, mères et grand-mères sont traitées d’une façon abominable et dominées par leurs géniteurs, pères, frères, fils, membres masculins de la famille et par tout l’environnement patriarcal qui les entoure. Pensez au fœticide, à ces fœtus féminins que l’on avorte sciemment dès que le sexe est connu. Pensez à l’infanticide féminin, au meurtre des fillettes à peine nées car, aux yeux de la société et de leurs parents, elles sont jugées inférieures. Pensez aux millions de filles qui sont mutilées génitalement à la sortie de la petite enfance, depuis l’ablation du clitoris jusqu’à la suture quasi totale des grandes lèvres. Pensez aux filles-épouses, ces fillettes de neuf ans voire moins qui, contre leur gré, doivent épouser des hommes beaucoup plus âgés, souvent des cousins ou des oncles, qui les dépucèlent, autrement dit qui les violent avec l’autorisation de la société! Pensez au nombre infini de fillettes qui n’ont pas accès à l’instruction, qui ne peuvent apprendre ni à lire ni à écrire, et qui doivent faire le ménage très jeunes pour leurs parents et leurs frères. Pensez aux nombreux mariages forcés où les parents choisissent un partenaire pour leur fille et perçoivent une dot, ce qui en fait la propriété de l’homme. Pensez aux codes vestimentaires de plus en plus stricts imposés aux femmes par des hommes qui jurent parler au nom de Dieu ou d’Allah. Pensez à la souffrance innommable des femmes causée par la violence conjugale, la maltraitance et d’autres tortures sans nom. Pensez aux incalculables abus sexuels, aux sévices incestueux et aux violences intra et extraconjugales qui dévastent les femmes physiquement mais aussi psychologiquement. Pensez aux répudiations des épouses qui, dans de nombreux pays, disposent de moins de droits que les maris. Pensez à la polygamie, à la misogynie et aux captivités maritales qui relèguent les femmes à une sorte d’esclavage. Pensez au traitement

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inégal en matière de rémunération et de promotion dans la vie professionnelle. Pensez aux victimes de règles et de lois religieuses barbares qui autorisent, voire imposent, de lapider les femmes jusqu’à la mort. Pensez enfin aux crimes d’honneur commis sur ces filles et ces femmes qui refusent de se résigner à tous ces abus, lesquels sont le plus souvent perpétrés par des membres de la famille. Leurs auteurs sont presqu’exclusivement des hommes, même si certains des faits énumérés précédemment à l’encontre des fillettes se produisent fréquemment avec l’accord et la participation des mères, grand-mères, tantes et autres femmes de la communauté. Vous pourriez penser que tout cela se passe loin de chez nous. Dans des pays et des cultures éloignés que les idées des Lumières n’ont pas atteint, où les hommes, au nom de Dieu, d’Allah ou d’un dirigeant totalitaire, mènent les femmes au doigt et à l’œil, et se fichent éperdument de ces prétendus droits humains universels. Il n’en est rien. Cela se passe aussi ici, en Europe, en Belgique, à Bruxelles, tout comme dans les pays qui nous entourent. Seulement, beaucoup de personnes, parmi lesquelles des femmes occidentales, ne veulent pas le voir. Le terme « féministe » semble être devenu une insulte, même pour elles. Ces femmes pensent que le combat a été gagné. Que dans la réalité elles sont depuis bien longtemps devenues les égales des hommes, et que nous exagérons. Il s’agit souvent de relativistes culturelles, progressistes autoproclamées, qui ont autrefois lutté férocement et à juste titre contre l’oppression des femmes par la religion chrétienne, mais qui restent à présent curieusement silencieuses face à la situation de leurs sœurs issues d’autres milieux culturels et religieux. Elles ferment les yeux, elles détournent le regard, elles relativisent, minimalisent et banalisent la souffrance que d’innombrables jeunes filles et femmes subissent quotidiennement. C’est vrai : elles signent de temps à autre une pétition pour un salaire égal, une autre contre le plafond de verre, pour l’instauration de quotas en faveur des femmes, contre les violences domestiques qui se produisent dans leurs propres milieux, et elles ont raison. Moi aussi

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je les signe. Mais lorsqu’il s’agit de l’autre, de l’apparemment « lointaine », elles restent de marbre. Pire encore, elles se mettent à défendre certaines pratiques, les jugeant utiles et normales, jusqu’au port de la burqa, puisque « c’est leur culture ». En tant que femme originaire d’un pays africain, où les traditions culturelles et religieuses ont une forte influence sur la vie des jeunes filles, où les mutilations génitales et les mariages forcés sont monnaie courante, où les viols sont à peine perçus comme un problème, où les femmes sont considérées comme inférieures aux hommes, cette indifférence et cette indignation sélective me dérangent fortement. La douleur est universelle. Quelle compassion les relativistes culturels ont-ils pour les femmes et les filles qui subissent tant de peine aujourd’hui et désespèrent face à un avenir décidément incertain ? Ce qui m’a poussée à écrire ce livre, c’est une profonde colère et un désir d’espoir. Je sais ce que cela signifie d’être forcée à la soumission en tant que femme pour en avoir moi-même fait les frais en grandissant. Aujourd’hui, en tant que femme européenne, je vois à quel point nous devons nous battre pour arracher nos places autour de la table. C’est aussi ce qui arrive chaque jour à des centaines de millions de femmes et de fillettes. Chaque heure, chaque minute, chaque seconde. À chaque étape de leur vie. Pour certaines, cela ne s’arrête presque jamais. Aussi bien là-bas que chez nous. Je ne peux et ne veux plus me taire. Je ne peux et ne veux pas m’incliner. Je refuse de fermer les yeux et de regarder passivement tant de nos mères et de nos sœurs souffrir. Toutes ces années après la publication du texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, son premier article est toujours bafoué ! Nous devons cesser de nous taire. Nous devons cesser de nous lamenter. Nous devons cesser de pleurer. Nous devons cesser de nous plaindre. Nous devons nous lever et affronter ceux qui oppriment les femmes. Par la parole mais aussi par les actes quand c’est nécessaire.

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Le combat n’est pas gagné. Nous devons prendre nos chaussures, avec ou sans talons, et nous en servir pour frapper fortement et bruyamment sur les tables des conseils communaux et des parlements. Nous devons dénoncer publiquement et sanctionner les comportements machistes. Il reste tant à faire. Nous avons besoin d’une nouvelle vague féministe. Y a-t-il encore une Emmeline Pankhurst parmi nous ? Y a-t-il encore un rien de Simone de Beauvoir, de Miet Smet, de Simone Veil, du Dr. Mukwege ou de Marleen Temmerman qui sommeille en nous ? Où se cachent la volonté, la passion, l’enthousiasme dont nous avons besoin ? La solidarité avec nos sœurs ? Quel est l’intérêt d’être libre tout(e) seul(e) ? Lorsque l’on a découvert la liberté pour soi-même et qu’on l’a conquise, on ne peut pas résister à l’envie de la partager avec les autres. Nous avons besoin d’une nouvelle vague féministe. Après les droits politiques de la première vague, les droits génésiques de la deuxième vague, nous devons maintenant nous battre pour le droit à l’autodétermination totale de chaque fillette et de chaque femme, indépendamment de son origine, de sa couleur, de sa culture ou de son milieu social. Ma liberté manque de saveur. Elle a ce goût d’inachevé qui ne disparaîtra pas tant que d’autres femmes souffriront encore parce qu’elles sont femmes.

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QUELQUES ÉTAPES DE MA VIE Je suis née le 14 juillet 1980 en Afrique de l’Ouest, au Burkina Faso, où j’ai grandi, été à l’école et puis à l’université. Je vis et travaille en Belgique depuis 2004. En 2012, j’ai été élue membre du Conseil communal d’Ixelles. Le Burkina Faso est un pays relativement pauvre qui compte environ 17 millions d’habitants pour une superficie de 274.300 kilomètres carrés. J’ai grandi en partie sous le régime de Thomas Sankara, assassiné le 15 octobre 1987 lors du coup d’État militaire qui a installé Blaise Compaoré au pouvoir. Ce dernier s’y accrochera pendant 27 ans mais sera délogé en octobre 2014 par le peuple burkinabé en colère. « Burkina Faso » signifie « le pays des hommes intègres ». J’aime dire « le pays des femmes et des hommes intègres ». Sa situation financière critique s’est davantage aggravée, surtout pour les femmes et les jeunes, suite à la crise économique mondiale et à l’incompétence du dictateur Compaoré. Depuis la révolution d’octobre 2014, un régime de transition a été mis en place avec, à sa tête, Michel Kafando. Lors d’une visite à Bruxelles en 2015, Kafando a tenu des propos encourageants sur l’avenir de mon pays natal : « Le prochain président devra faire quelque chose pour les femmes et les jeunes. Sinon, il ou elle risque d’être chassé comme Compaoré l’a été ». Je lui ai proposé au cours d’un entretien de communiquer désormais officiellement à propos du Burkina Faso en disant « le pays des femmes et des hommes intègres ». Dans un éclat de rires, il m’a dit qu’il était d’accord avec l’idée et que les quotas seraient d’ailleurs renforcés pour augmenter la présence des femmes dans les cercles de décision. En septembre 2015, la transition a été brutalement interrompue faisant une centaine de blessés et plusieurs morts en 3 jours...

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En raison de la position faible des femmes, de nombreuses traditions, de nombreux us et coutumes, tels que les mutilations génitales, les mariages d’enfants et la polygamie sont encore fortement ancrés au Burkina Faso. Il y est socialement quasi impossible de divorcer, car on ne s’y sépare pas seulement d’un mari mais bien de toute une famille ou d’un clan. Pour chaque bout de liberté, il faut se battre. C’est précisément pour cela qu’à mes yeux, cette liberté n’est ni évidente, ni définitivement acquise. En tant que femme immigrée, je me rends compte à quel point nous sommes libres en Europe. Mais si la situation de la femme est sans aucun doute meilleure ici, elle n’est pas encore idéale. Ici, en Europe, je constate qu’il existe encore de nombreuses formes de domination, de discrimination et d’exclusion. Je pense par exemple aux inégalités salariales, au plafond de verre, à la sous-représentation des femmes au sommet de la vie politique, économique et médiatique, aux viols, au sexisme de rue et à la violence conjugale. Autrement dit, ici aussi, ce n’est pas gagné. Les femmes sont encore souvent considérées comme inférieures. Il n’en était pas autrement lorsque l’on s’est penché sur mon berceau. Quand je suis née, mes parents, qui n’avaient encore que vingt ans, étaient ravis, surtout maman. Cependant, la famille élargie était plutôt déçue que je ne sois pas un garçon. Ils attendaient « un premier fils » avec impatience. Deux ans plus tard, mon premier frère fut accueilli avec beaucoup plus d’enthousiasme, puis il fut suivi d’un deuxième, d’un troisième et d’un quatrième frère. Maman fut plébiscitée. Elle était devenue soudain une « femme forte » parce qu’elle donnait assez de garçons à son mari. Entretemps, ma vie de fille avait commencé. Puis je fus excisée. Quels que soient les coups qu’on reçoit dans la vie, on peut toujours essayer de se relever. J’avais à peu près cinq ans lorsque j’ai subi une mutilation génitale dans mon pays d’origine. En 2014, j’ai écrit l’ouvrage Parce que tu es une fille, histoire d’une vie excisée7 notamment sur ce sujet. Il traite de cette effroyable expérience, mais également de

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ma recherche de liberté en tant que femme et de la façon dont je suis parvenue à un équilibre. Dans mon village, jouer était un luxe pour une petite fille. Plus tard, ce fut aussi le cas en ville. La discrimination qui avait débuté au berceau se poursuivit naturellement de manière insidieuse, tout comme pour des millions d’autres femmes. Je remarquai petit à petit que je devais contribuer à la préparation des repas et au ménage alors que mes frères, eux, pouvaient dormir ou jouer au football. Lorsque nous habitions encore à la campagne, munie d’un seau métallique, je devais aller chercher de l’eau au puits avec ma mère et ma tante. En chemin, je ne rencontrais que des femmes. Un jour, une camarade de classe n’est pas revenue l’après-midi. Elle était tombée dans le puits et s’y était noyée pendant la pause déjeuner. Les garçons ne devaient pas aller chercher d’eau, ils ne devaient donc pas courir ces risques. En revanche, ils pouvaient se doucher et boire de tout leur saoûl dans ce pays chaud où l’eau équivaut à un luxe. J’ai rapidement remarqué qu’ils n’avaient que des droits, tandis que nous, les filles, n’accumulions que les devoirs. Au fil du temps, je dus assumer toujours plus de tâches dans la cuisine et l’entretien de la maison. Il ne fallut pas longtemps avant que je me mette à poser des questions et à protester. Pourquoi mes frères étaient-ils si privilégiés ? Je me suis rebellée, je refusai de continuer à laver leur linge. Finalement, ils durent le faire eux-mêmes. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu la façon dont les femmes étaient soumises à leur mari et à leur belle-famille, tout comme ma mère. Si tu ne coopérais pas, tu étais une mauvaise femme en devenir et personne ne voudrait t’épouser. Tu deviendrais alors la honte de la famille. On me l’a dit tellement souvent quand j’étais petite que cela finit par aller de soi. Comme si la vie d’une femme ne consistait qu’à faire à manger, travailler dur, grandir, se marier et continuer à travailler gratuitement pour un mari en lui donnant beaucoup d’enfants, de préférence des garçons. Quel genre de vie était-ce ? J’étais préparée à assumer un rôle de soumission à un homme que je ne

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connaissais pas encore, c’est-à-dire celui que j’épouserais un jour. Ce n’était pas envisagé comme une éventualité, mais comme une certitude. Finalement, la question que je me posais était toujours la même : « What is in it for me ? » Je commençai à me poser des questions existentielles. Heureusement, des personnes courageuses telles que Simone de Beauvoir en avaient écrit les réponses dans des livres que je dévorais dans la bibliothèque de mon père. Je ne pouvais pas m’arrêter. Les livres se succédaient. Non, ce que je vivais en tant que fille n’était pas normal et on pouvait changer la société. Le savoir m’a libérée. Ce n’est pas un hasard si les groupes terroristes tels que Boko Haram au Nigéria ou les Talibans au Pakistan et en Afghanistan privent les filles d’instruction. Ils connaissent manifestement le pouvoir de l’éducation. Chez moi, je me rebellais de plus en plus souvent. Au début, ma mère n’avait pas d’emploi. Lorsqu’elle eut l’opportunité de travailler pour une école de couture, elle dut demander la permission à mon père, qui répondit : « Et qui va nous faire la cuisine ? » Justement ! Mon père ne mangeait que les repas préparés par ma mère. Peut-on imaginer qu’au XIXe siècle, Annie « Londonderry » parcourait le monde à vélo alors qu’aujourd’hui, au XXIe siècle, il y a encore des millions de femmes qui ne peuvent pas sortir de chez elles ou qui ne peuvent pas aller travailler librement ? En fin de compte, maman retourna à ses fourneaux et continua de faire à manger pour la famille. Je continuai à l’aider, à contrecœur. Les femmes devaient aussi respecter des interdictions ridicules. Par exemple, il leur était interdit de siffler car c’était réservé aux hommes. Comme elles donnent la vie, elles ne peuvent rien tuer de leurs propres mains sinon elles mettraient au monde des enfants mort-nés. Ce sont donc mes frères et oncles qui devaient abattre les animaux. Papa n’osait pas le faire. Une fois, on a eu un bouc. Mes frères et mes oncles avaient déjà souvent tué une poule ou un coq, mais ils n’avaient encore jamais eu affaire à un animal à quatre pattes. Qui allait s’occuper du bouc ? Maman avait été claire : « Ça ne me dit

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© Uitgeverij Lannoo nv, Tielt, 2015 et Assita Kanko D / 2015 / 45 / 563 - ISBN 978 94 014 3174 3 – NUR 740 Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur.


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