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2021

Dufour S., Lespez L., (dir.) 2020, Géographie de l’environnement. La nature au temps de l’Anthropocène, Paris, A. Colin, Coll. U, 288 p.

Emilie Lavie

Texte intégral

  • 1 Géographie des environnements de Paul Arnould et Laurent Simon (2018 [mise à jour de leur ouvrage G (...)
  • 2 Le choix a été fait de respecter le choix du terme des auteur·e·s de la citation, même s’il est par (...)

1Ce manuel est le dernier né d’une série d’ouvrages récents sur la géographie de l’environnement française1. Dirigé par Simon Dufour et Laurent Lespez, il complète la Political Ecology à la française par une approche plus physique qui s’intéresse avant tout aux processus biophysiques. Il se réclame donc de la Critical Physical Geography, et propose une perspective différente du récent Chartier et Rodary (2016), Manifeste pour une géographie environnementale. Ce dernier répondait à l’ouvrage très critiqué Le Ciel ne va pas nous tomber sur la tête (Brunel & Pitte, 2010), et introduisait largement la Political Ecology, à savoir une approche politique et sociale de la géographie de l’environnement. L’épistémologie d’une géographie française de la nature est donc un sujet en vogue et fermement discuté, comme en témoignent Véronique Fourault-Cauët et al. (2020) « Contrairement à leurs collègues anglo-saxons2 qui oscillent entre engagement militant et refus de toute forme d’implication dans une approche appliquée de leurs travaux, les géographes français privilégient dans leur majorité un positionnement objectif et distant mais mobilisable dans un cadre opérationnel ». Cet ouvrage dirigé par Simon Dufour et Laurent Lespez me semble bien correspondre à cette définition.

2L’introduction (p. 7-14) rédigée par les deux directeurs de la publication complète deux articles qu’ils ont récemment publiés dans le Bulletin de l’Association des Géographes Français (Dufour et Lespez, 2019) et dans les Annales de géographie (Lespez et Dufour, 2021). Elle permet de positionner l’ouvrage, ses 18 chapitres et ses 30 auteur·e·s dans les enjeux contemporains de la nature au temps de l’Anthropocène, comme le souligne le sous-titre. Après une discussion des termes environnement et Anthropocène, les auteurs argumentent l’intérêt pour les géographes de ne pas délaisser une approche naturaliste de l’environnement, à savoir « les activités de recherche qui se basent sur des approches empiriques où le terrain occupe une large place et qui combinent souvent observations, mesures, analyses de laboratoire et modélisations de processus qui possèdent une forte dimension physico-chimique et/ou biologique » (p. 11). Ne cherchant pas à opposer cette approche naturaliste à une approche sociale constructiviste que Denis Chartier et Estienne Rodary (2016) nomment géographie environnementale, les auteurs plaident plutôt un échange entre ces deux pôles, qui constituent alors « des centres de gravité autour desquels se positionne une large gamme de pratiques » (p. 11). Ils présentent enfin leur objectif principal, celui d’un rapprochement entre sciences naturelles et humaines et sociales, par la démonstration de l’intérêt d’une géographie biophysique. « En effet, même si les approches naturalistes se concentrent d’abord sur la dimension biophysique de l’environnement, elles ne sont pas sourdes aux enjeux que ces travaux possèdent dans la sphère sociale (aide à la gestion, instrumentalisation des indicateurs et des résultats produits, rôle politique de l’expertise) » (p. 12).

Positions et concepts (15-63)

3La première partie pose le cadre épistémologique de la question de la nature hybride. Le premier chapitre La nature de l’Anthropocène : nature anthropisée, nature hybridée (p. 17-31) commence par une discussion sur l’anthropisation de la planète et de l’intérêt d’une approche systémique en géographie de l’environnement. Ce chapitre qui fait honneur à de grand·e·s géographes a pour objectif de positionner l’ouvrage dans une vision hybride d’une nature qui se serait construite par des processus biophysiques et sociaux à travers l’histoire. S’appuyant sur l’exemple des rivières européennes, le chapitre démontre habilement que le dualisme entre le naturel et l’anthropique qui peut perdurer dans nos esprits ne correspond pas à la réalité, puisque les systèmes dits naturels ont été « anciennement et progressivement reconfigurés par la pratiques humaines » (p. 29). Le Chapitre 2, La place des données biophysiques dans l’analyse géographique de l’environnement (p. 33-43), est un peu complexe à appréhender. Son objectif est de présenter la diversité des pratiques de géographes. Il permet ainsi de rappeler un des caractères prépondérants de la géographie biophysique : le travail de terrain et les allers-retours permanents entre études de cas et modèles généraux et entre approches inductives et hypothético-déductives. Le Chapitre 3 Les approches critiques et réflexives (p. 45-52) intègre l’ouvrage dans une épistémologie internationale, notamment anglophone, avec une discussion sur la Critical Physical Geography qui, tout en se reconnaissant dans l’approche politique et critique de la Political Ecology, lui reproche de s’être éloignée « d’une analyse matérielle du monde pour se concentrer sur l’analyse des discours sur l’environnement » (p. 48). Les auteurs semblent ici regretter que la géographie biophysique francophone, pourtant encline à des analyses politiques des questions d’érosion, de changement climatique ou sur les états de référence, « n’ait pas encore donné lieu à l’expression d’un cadre conceptuel formalisé » (p. 52). Le dernier chapitre de cette partie de positionnement théorique s’intitule Nommer et représenter les processus biophysiques : enjeux scientifiques et sociopolitiques (p. 53-63). Il discute de l’articulation entre le registre dit descriptif de la recherche fondamentale, et le registre normatif de la recherche appliquée. À partir de plusieurs exemples détaillés, il met en valeur les enjeux socio-politiques sous-jacents à la définition et la cartographie des processus par les chercheur·e·s.

Méthodes (65-106)

4La deuxième partie discute de manière assez globale des démarches de la recherche et des interactions, à la fois entre les sciences et en dehors de la sphère académique. Ainsi, le Chapitre 5 Produire et analyser des données biophysiques en géographie (p. 67-80) est une synthèse (qui ne se veut pas exhaustive) des méthodologies utilisées en géographie biophysiques, au croisement de données acquises sur le terrain et de données produites, numériques (données d’acteurs et actrices institutionnel·le·s) ou spatialisées (par télédétection notamment). Est également discutée la question du traitement de ces données via la modélisation par exemple et la transition vers une approche plutôt quantitative et spatialisée. Ce chapitre n’est pas très original, mais parce qu’il est facile d’accès, synthétique et bien illustré, il pourra être proposé aux étudiant·e·s dès la Licence. À partir de deux exemples dont le degré d’anthropisation semble a priori opposé, l’Amazonie et les rivières urbaines, le Chapitre 6 Analyser la nature hybridée : renforcer le dialogue intra- et interdisciplinaire (p. 81-93) se veut illustrer la manière dont ces méthodes sont combinées dans une discussion entre en géographes et avec des chercheur·e·s d’autres disciplines. Le chapitre détonne un peu dans un ouvrage très majoritairement écrit et destiné à des géographes. La moindre part laissée aux autres disciplines est-elle un regret de la part des éditeurs ? Le Chapitre 7 La géographie biophysique participative (p. 95-106) fait une synthèse accessible de la question des relations entre chercheur·e·s et citoyen·ne·s. Écrit avant la crise du Covid-19, la question est particulièrement dans l’air du temps en cette période de crise où les débats sortent, pour le meilleur et le plus inquiétant, de la sphère scientifique ; elle est aussi « voulue par les instances institutionnelles » (p. 105). Le chapitre met bien en valeur les intérêts et les difficultés à mettre en dialogue ces communautés expertes et non-expertes.

Trajectoires (p. 107-157) et Objets (p.159-205)

5Les parties 4 et 5 traitent globalement de résultats de la recherche récente en géographie biophysique ; si ce n’est que l’une entre par de grandes branches de la géographie biophysique, et que l’autre propose un déroulé thématique. Les allers-retours entre trajectoires des grandes branches de la discipline, relations avec les autres sciences, méthodologies et objets d’étude, font le lien entre les huit chapitres proposés.

6La géoarchéologie, la nature des sociétés du passé (p. 109-121) commence cette série, mettant en avant la pluridisciplinarité de la géoarchéologie au travers d’exemples grec et normand. La géohistoire : la trajectoire incertaine des systèmes fluviaux (pp. 123-134) fait de même en déclinant l’intérêt des études sur les contrôles anthropiques sur les milieux, avec une échelle temporelle plus courte. Les deux chapitres suivants sortent enfin de la question des rivières, un peu redondante dans l’ouvrage, pour s’intéresser aux géopatrimoines et au climat. La géodiversité, une nature abiotique au prisme de la diversité (p. 135-146) synthétise une décennie de recherche sur le patrimoine géomorphologique tandis que Le changement climatique (p.147-157) propose aussi une synthèse des recherches en climatologie à la française. Dans les deux cas, on peut relever le double objectif de mettre en valeur non seulement l’importance des éléments abiotiques en géographie de l’environnement, mais aussi la place et le rôle des géographes par rapports aux sciences physiques. Qu’ils ouvrent de nouvelles perspectives sur des branches anciennes de la géographie de l’environnement, ou qu’ils s’intéressent à de nouvelles branches, ces quatre chapitres mettent bien en avant la richesse d’une analyse combinée de l’environnement et des actions anthropiques.

7Les chapitres qui suivent, par objet de recherche, sont très plaisants à lire : ils présentent des résultats de recherches personnelles et collectives, le fil rouge est assez lisible et en constitue tout l’attrait. Très spécialisés, les titres en résument clairement l’intention : Le fonctionnement des bassins-versants anthropisés (p. 161-172), La végétation, entre dynamiques écologiques et territoriales (p. 173-184), Les limnosystèmes : les retenues d’eau en arrière des barrages artificiels (p. 185-194) et Le permafrost de la montagne face au changement climatique (p. 195-205). Tous aboutissent au même consensus : ces objets bassin-versant, végétation péri-urbaine, lacs, permafrost, sont des anthroposystèmes, fondés sur une coévolution fonctionnelle et interagissant entre écosystème et socio-système (voir p. 187).

Cinquième partie : expertiser et enseigner (207-249)

8Cette dernière partie se compose de trois chapitres, dont les deux premiers abordent la question de la place du/de la scientifique expert·e : vis-à-vis des acteur/rice·s du territoire dans L’expertise géomorphologique au service de la gestion du littoral (p. 209-221) et vis-à-vis des politiques publiques, dans La difficile production des normes et de modèles de référence : comment définir des cours d’eau de qualité ? (p. 223-235). Si ces deux chapitres appuient leur thèse sur des exemples localisés, ils sont complémentaires avec une échelle spatiale plus fine et locale pour le premier et des allers-retours entre les échelles nationale et européenne pour le second.

9Enfin, Enseigner les processus biophysiques en géographie aujourd’hui ? (p. 237-249) s’inscrit dans une démarche réflexive sur l’enseignement en université de la géographie biophysique. Ces questionnements ont agité la plupart des enseignant·e·s, soit individuellement lors de la construction d’un programme d’unité d’enseignement, soit collectivement à l’heure des élaborations des maquettes. La lecture de ce chapitre est un moment plaisant : la manière dont les collègues abordent ces questionnements est intéressante, et je pense qu’il est utile de mettre ce genre de réflexion dans les mains des étudiant·e·s pour mieux leur faire comprendre les objectifs et les choix pédagogiques. Il me semble de fait approprié dès la 3ème année de Licence ou dans un cadre d’un enseignement d’épistémologie de la discipline.

10La conclusion générale (p. 251-257) fait la synthèse sur les choix de thématiques et d’approches, sur les disciplines connexes, les enjeux et les difficultés à pratiquer et enseigner la géographie biophysique. Elle permet de faire valoir, sans l’exprimer ainsi, que si les chapitres sont individuels ou de petits groupes, le cadre et la dynamique ont été collectifs dans cette aventure éditoriale.

Conclusions

11Bien que dans la collection U – d’ordinaire destinée à la publication de manuels pour étudiant·e·s de premier cycle universitaire – je conseillerais plutôt cet ouvrage à un public de deuxième cycle. Parfois réservé à un lectorat initié, il me semble en effet particulièrement utile aux étudiant·e·s à l’entrée en M1 environnement, à l’exception de certains chapitres (e.g. 6, 8, 18) accessibles dès la L3.

12Parmi les quelques regrets que l’on peut avoir à la lecture, on retrouve les écueils tout à fait classiques de la rédaction collective : des répétitions entre chapitres, des conjugaisons de recherches passées juxtaposées, parfois difficiles à relier. Pour autant, on peut reconnaître un grand avantage : celui de pouvoir lire chaque chapitre de manière indépendante, et de trouver dans chacun d’eux la bibliographie de référence et les dernières avancées de la recherche sur le sujet. Certains chapitres s’appuient sur une bibliographie relativement francophone quand d’autres font la part-belle à l’international. Cela semble assumé.

13En résumé, l’ouvrage remplit son objectif : faire le point sur la recherche en géographie de l’environnement axée sur les processus, et mettre en avant la complexité des interactions nature-culture et la nature hybride de l’environnement. C’est un ouvrage de qualité, à jour, bien écrit, avec une iconographie soignée, souvent de première main, même si parfois elle est peu lisible eut égard à l’impression en noir & blanc et à la taille.

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Bibliographie

Arnould P., Simon L., 2018, Géographie des environnements, Paris, Belin, 271 p.

Brunel S., Pitte J.-R. (dir.), 2010, Le Ciel ne va pas nous tomber sur la tête, Paris, JC Lattès, 353 p.

Chabal E., 2013, The Rise of the Anglo-Saxon: French Perceptions of the Anglo-American World in the Long Twentieth Century, French Politics, Culture & Society, vol. 31 - n° 1, pp. 24-46 https://jstor.org/stable/24517581

Chartier D., Rodary E. (dir.), 2016, Manifeste pour une géographie environnementale, Paris, Presses de Sciences Po, 412 p.

de Bélizal E., Fourault-Cauët V., Germaine M-A., Temple-Boyer E., 2017, Géographie de l’environnement, Paris, A. Colin, Coll. Portail, 276 p.

Dufour S., Lespez L., 2019, Les approches naturalistes en géographie, vers un renouveau réflexif autour de la notion de nature ? Bulletin de l’association de géographes français, 96-2, pp. 319-343.

Durand-Dastès F. 2007, Un envahisseur linguistique : l’Anglo-saxon, Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Débats, http://journals.openedition.org/cybergeo/11933

Fourault-Cauët V., de Bélizal E., Blanchon D., 2020, Étudier la nature en géographes : de la diversité des approches contemporaines françaises, Histoire de la recherche contemporaine, Tome IX - n° 1, pp. 8-20.

Lespez L., Dufour S. (2021). Les hybrides, la géographie de la nature et de l’environnement. Annales de géographie, 1-1, pp. 58-85. https://doi.org/10.3917/ag.737.0058

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Notes

1 Géographie des environnements de Paul Arnould et Laurent Simon (2018 [mise à jour de leur ouvrage Géographie de l’environnement de 2007]), Géographie de l’environnement d’Edouard de Bélizal et al. (2017, recensé dans Cybergéo : https://journals.openedition.org/cybergeo/28544), manuel pour étudiant·e·s de Licence, et Manifeste pour une géographie environnementale de Chartier et Rodary (2016, recensé dans Cybergéo : https://journals.openedition.org/cybergeo/27767).

2 Le choix a été fait de respecter le choix du terme des auteur·e·s de la citation, même s’il est particulièrement discuté (c.f. Durand-Dastès, 2007 ; Chabal, 2013).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilie Lavie, « Dufour S., Lespez L., (dir.) 2020, Géographie de l’environnement. La nature au temps de l’Anthropocène, Paris, A. Colin, Coll. U, 288 p. », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Revue de livres, mis en ligne le 08 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/36824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.36824

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Auteur

Emilie Lavie

Maîtresse de conférences
Université de Paris
UMR 8586 PRODIG, France
emilie.lavie@u-paris.fr

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